Elle confondait descendants avec successeurs ; mais bah ! quand on coupe toujours et qu’on n’écrit jamais, il ne faut pas y regarder de si près.

Les auteurs changèrent le titre et prirent celui du Roi Pétaud et sa cour.

Le comité de censure n’y trouva aucun inconvénient.

Comme si personne ne descendait du roi Pétaud !

La pièce fut jouée sous ce dernier titre.

Tout le cénacle assistait à la première représentation.

La parodie parodiait la pièce scène par scène.

Or, à la fin du quatrième acte, la scène d’adieux de Saint-Mégrin et de son domestique était parodiée par une scène entre le héros de la parodie et son portier.

Dans cette scène, très tendre, très touchante, très sentimentale enfin, le héros demandait à son portier une mèche de ses cheveux sur l’air Dormez donc, mes chères amours, très en vogue à cette époque et tout à fait approprié à la situation.

Trois ou quatre jours après, nous dînâmes chez Véfour, Eugène Sue, Desforges, de Leuven, Desmares, Rousseau, Romieu et moi.

À la fin du dîner, qui avait été fort gai et où le fameux refrain

 

Portier, je veux

De tes cheveux !

 

avait été chanté en chœur, Eugène Sue et Desmares résolurent de donner une réalité à ce rêve de l’imagination d’Adolphe de Leuven et de Langlé, et, entrant dans la maison n° 8 de la rue de la Chaussée-d’Antin, dont Eugène Sue connaissait le concierge de nom, ils demandèrent au brave homme s’il ne se nommait pas M. Pipelet.

Le concierge répondit affirmativement.

Alors, au nom d’une princesse polonaise qui l’avait vu et qui était devenue amoureuse de lui, ils lui demandèrent avec tant d’instances une boucle de ses cheveux, que, pour se débarrasser d’eux, le pauvre Pipelet finit par la leur donner, quoiqu’il n’eût la tête que médiocrement garnie.

À partir du moment où il eut commis cette imprudence, le pauvre Pipelet fut un homme perdu.

Dès le même soir, trois autres demandes lui furent adressées de la part d’une princesse russe, d’une baronne allemande et d’une marquise italienne.

Et, à chaque fois qu’une semblable demande était adressée au brave homme, un chœur invisible chantait sous ses fenêtres :

 

Portier, je veux

De tes cheveux !

 

Le lendemain, la plaisanterie continua. Chacun envoyait les gens de sa connaissance demander des cheveux à maître Pipelet, qui ne tirait plus le cordon qu’avec angoisse, et qui – mais inutilement – avait enlevé de sa porte l’écriteau : Parlez au portier !

Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares voulurent donner au pauvre diable une sérénade en grand ; ils entrèrent dans la cour à cheval, chacun une guitare à la main, et se mirent à chanter l’air persécuteur. Mais, nous l’avons dit, c’était un dimanche, les maîtres étaient à la campagne ; le portier, se doutant qu’on chercherait à empoisonner son jour dominical, et qu’il n’aurait pas même, ce jour-là, le repos que Dieu s’était accordé à lui-même, avait prévenu tous les domestiques de la maison. Il se plaça derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un signal convenu d’avance et sur lequel cinq ou six domestiques accoururent à son aide, de sorte que les troubadours, forcés de convertir en armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là que le manche de leur guitare à la main.

Des détails de ce combat terrible, personne ne sut jamais rien, les combattants les ayant gardés pour eux ; mais on sut qu’il avait eu lieu, et, dès lors, le portier du n° 8 de la rue de la Chaussée-d’Antin fut mis au ban de la littérature.

À partir de ce moment, la vie de ce malheureux devint un enfer anticipé. On ne respecta plus même le repos de ses nuits ; tout littérateur attardé dut faire le serment de rentrer à son domicile par la rue de la Chaussée-d’Antin, ce domicile fût-il à la barrière du Maine.

Cette persécution dura plus de trois mois. Au bout de ce temps, comme un nouveau visage se présentait pour faire la demande accoutumée, la femme Pipelet, tout en pleurs, annonça que son mari, succombant à l’obsession, venait d’être conduit à l’hôpital sous le coup d’une fièvre cérébrale. Le malheureux avait le délire, et, dans son délire, ne cessait de répéter avec rage le refrain infernal qui lui coûtait la raison et la santé.

Ce Pipelet n’est autre que le Pipelet des Mystères de Paris, et Eugène Sue s’est peint lui-même dans le rapin Cabrion.

La campagne d’Alger arriva ; Gudin partit pour l’Afrique ; les deux amis se trouvèrent séparés ; Eugène Sue se remit à la littérature.

Atar-Gull, un de ses romans les plus complets, fut commencé à cette époque.

Puis vint la révolution de juillet.

Eugène Sue fit alors, avec Desforges, une comédie intitulée le Fils de l’Homme.

Les souvenirs de jeunesse se réveillaient chez Eugène Sue ; il se rappelait que Joséphine avait été sa marraine et qu’il portait le prénom du prince Eugène.

La comédie faite, elle resta là ; la réaction orléaniste avait été plus vite que les auteurs.

D’ailleurs, Desforges, l’un des coupables, était devenu le secrétaire du maréchal Soult. On comprend que le maréchal Soult, qui devait tout à Napoléon, aurait eu de grandes répugnances à voir jouer une pièce en l’honneur de son fils.

Mais l’amour-propre d’auteur est une passion bien impérieuse ; on a vu de pauvres filles trahir leur maternité par leur amour maternel.

Un jour, Desforges avait déjeuné avec Volnys ; après ce déjeuner, il tira la pièce incendiaire de son carton et la lut à Volnys.

Volnys était fils d’un général de l’Empire qui n’avait pas été fait maréchal ; son cœur se fondit à cette lecture.

– Laissez-moi le manuscrit, dit-il ; je veux relire cela.

Desforges laissa le manuscrit ; six semaines s’écoulèrent.

Le bruit se répandit sourdement dans le monde littéraire qu’il se préparait un grand événement au Vaudeville.

On demandait ce que pouvait être cet événement ; Bossange était alors directeur du Vaudeville ; Bossange, le collaborateur de Soulié dans deux ou trois drames ; Bossange, qui était alors et qui est encore aujourd’hui un des hommes les plus spirituels de Paris,

Déjazet était un des principaux sujets de son théâtre.

On les savait capables de tout à eux deux.

Un soir, Desforges, curieux de savoir quel était cet événement littéraire que couvait le Vaudeville, était venu dans les coulisses.

Il rencontre Bossange et veut l’interroger à ce sujet.

Mais Bossange était trop affairé.

– Ah ! mon cher, lui dit-il, je ne puis rien entendre ce soir : imaginez-vous qu’Armand est malade et nous fait manquer le spectacle, de sorte que nous sommes obligés de donner au pied levé une pièce qui était en répétition et qui n’était pas sue. Voyons, monsieur le régisseur, Déjazet est-elle prête ?

– Oui, monsieur Bossange.

– Alors, frappez les trois coups et faites l’annonce que vous savez.

On frappa les trois coups ; on cria : « Place au théâtre ! » et force fut à Desforges de se ranger comme les autres derrière un châssis.

Le régisseur, en cravate blanche, en habit noir, entra en scène et dit, après les trois saluts d’usage :

– Messieurs, un de nos artistes se trouvant indisposé au moment de lever le rideau, nous sommes forcés de vous donner, à la place de la seconde pièce, une pièce nouvelle qui ne devait passer que dans trois ou quatre jours. Nous vous supplions d’accepter l’échange.

Le public, auquel on donnait une pièce nouvelle au lieu d’une vieille, couvrit d’applaudissements le régisseur.

La toile tomba pour se relever presque aussitôt.

En ce moment, Déjazet descendait de sa loge en uniforme de colonel autrichien.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Desforges, à qui un éclair traversa le cerveau, que joues-tu donc là ?

– Ce que je joue ? Je joue Le Fils de l’Homme. Allons, laisse-moi passer, monsieur l’auteur.

Les bras tombèrent à Desforges. Déjazet passa.

La pièce eut un succès énorme.

Après la représentation, Desforges se fit ouvrir la porte de communication du théâtre avec la salle ; il voulait porter la nouvelle à Eugène Sue.

Il se heurte dans le corridor avec un monsieur tout effaré. Ce monsieur, c’était Eugène Sue.

Le hasard avait fait qu’il s’était trouvé dans la salle en même temps que Desforges se trouvait dans les coulisses.

Sur ces entrefaites, le docteur Sue mourut, laissant à peu près vingt-trois ou vingt-quatre mille livres de rentes à Eugène Sue.

Il était temps : les quatre-vingt mille francs du grand-père maternel étaient mangés, ou tout au moins tiraient à leur fin.

Eugène Sue pouvait vivre désormais sans faire de littérature ; mais, une fois qu’on a revêtu cette tunique de Nessus, tissue d’espérance et d’orgueil, on ne l’arrache plus facilement de ses épaules.

Notre auteur continua donc sa carrière littéraire par La Salamandre, encore un de ses meilleurs romans ; puis parut La Coucaratcha, puis La Vigie de « Koaut-Ven ».

Ces trois ou quatre ouvrages placèrent bruyamment Eugène Sue au rang des littérateurs modernes, mais soulevèrent contre lui la grande question d’immoralité qui l’a si longtemps poursuivi.

Faisons halte un instant et examinons cette question.

Nous avons dit ailleurs qu’Alfred de Musset avait une maladie de l’âme. Nous pourrions dire d’Eugène Sue qu’il avait une maladie de l’imagination : ce qui est beaucoup moins grave, et la preuve, c’est que, avec sa maladie de l’âme, de Musset devint un méchant garçon ; tandis que, avec sa maladie de l’imagination, Eugène Sue resta toujours un brave et excellent cœur.

Seulement, Eugène Sue se croyait dépravé.

Eugène Sue croyait avoir besoin de certaines excitations pour éprouver certains désirs.

Il n’avait pas cherché cette accusation d’immoralité : il avait écrit avec son imagination malade ; avec cette imagination malade, il avait créé les rôles de Brulard, de Pazillo, de Zaffie ; il eût voulu être ces hommes-là, et, par malheur ou plutôt par bonheur, n’avait point la moindre ressemblance avec eux. Il s’était fait, pour ainsi dire, un miroir diabolique dans lequel il se regardait ; abandonné au désordre de son imagination, il rêvait les fantaisies horribles du marquis de Sade. Mais, en face de la réalité, il pleurait comme un enfant et faisait l’aumône comme un saint.

Nous donnerons deux ou trois exemples de cette adorable bonté ; pour être un peu excentriques, ils n’en sont pas moins vrais.

Eh bien, lorsque se dressa contre Eugène Sue cette action d’immoralité, il fut au septième ciel.

– Maintenant, me disait-il à cette époque, je suis lancé ; toutes les femmes vont vouloir de moi.

Alors, pour entretenir l’accusation, il y répondit et érigea en système ce qui n’était chez lui qu’un accident du hasard, une défaillance de son imagination.

Il déclara que c’était de son libre arbitre et à tête reposée que, comme dans ce hideux roman de Justine, il faisait triompher le crime et succomber la vertu ; qu’il était selon les lois de la religion, qui met au ciel la récompense des souffrances de ce monde ; et il soutint que, si la vertu était récompensée ici-bas, elle n’aurait pas besoin de récompense au ciel.

Une fois entré dans ce système, tout ce qui pouvait concourir à fausser l’idée du public sur lui était religieusement cultivé par lui.

Je le rencontrai un jour, joyeux, content, enchanté de lui. Il appelait une voiture pour aller plus vite.

– Où courez-vous comme cela ? lui demandai-je.

– Ah ! mon cher, ne m’arrêtez pas : je cours chez moi commencer une nouvelle dont je viens de trouver...

– Le dénouement ? interrompis-je.

– Non, la première phrase.

Je me mis à rire.

– Et cette phrase est... ? lui demandai-je.

– Depuis six mois, j’étais l’amant de la femme de mon meilleur ami.

Et, en effet, cette phrase commence, je crois, une des nouvelles de La Coucaratcha.

Souvent, quand nous causions avec de Leuven et Ferdinand Langlé de cette manie d’Eugène Sue de se méphistophéliser, nous riions à cœur joie. Rien n’était moins diabolique que ce gai et charmant garçon.

Mais les deux brises littéraires qui soufflaient alors sur la France venaient l’une d’Allemagne et l’autre d’Angleterre : la première disait Faust et Werther ; la seconde, don Juan et Manfred.

Rien ne fâchait plus Eugène Sue que de se voir nier en face cette prétendue corruption.

Souvent, à l’appui de cette corruption qu’il ambitionnait, il racontait des anecdotes qui indiquaient, disons plus, qui dénonçaient le meilleur cœur de la terre.

Un jour que je le poussais à bout...

– Tenez, me dit-il, je vais vous donner une idée du degré auquel je suis usé et mauvais. Voici ce qui m’est arrivé il y a quelques jours. Depuis un mois, j’aimais et désirais une femme du monde, une honnête créature que j’avais l’idée de mettre à mal ; mais, comme elle était sévèrement gardée par son mari, nous n’avions jamais pu nous trouver seuls ensemble, quoiqu’elle le désirât autant que moi. Enfin, lundi dernier, je reçois une lettre d’elle ; elle était libre pour un jour ou deux, et m’attendait à sa campagne. Vous comprenez que je pars ; on m’attendait pour dîner ; j’arrive à l’heure dite, à six heures. C’était par une adorable soirée d’automne, une de ces soirées d’automne qui rappellent le printemps. Elle m’attendait sur le perron, vêtue de blanc, comme une vestale antique. Elle me conduisit à une terrasse enveloppée de fleurs ; la table était servie pour nous deux. Je n’ai jamais vu fête pareille, mon ami ; toute la nature était en joie ! Le soleil était tiède, la brise caressante, l’atmosphère parfumée... Eh bien, savez-vous ce que je suis devenu au milieu de ces honnêtes excitations ? Une véritable borne-fontaine ! J’ai pleuré, et tout s’est borné là. Si, au lieu de me donner rendez-vous sur une terrasse couverte de fleurs, en plein air, au soleil couchant, cette femme m’eût donné rendez-vous dans quelque mauvais lieu, j’eusse été un Hercule, au lieu d’être un Abélard.

Et voilà ce que le pauvre Eugène appelait de la corruption.

Comment arriver à raconter le pendant de cette anecdote ? Je n’en sais rien, mais je vais essayer.

Fermez-vous, oreilles chastes ; voilez-vous, regards pudibonds.

Un soir, il est arrêté par une fille, et monte chez elle.

Dans un coin de la chambre, il voit une espèce d’assemblage de châles, de robes et de chiffons, duquel sortait de temps en temps un soupir.

– Qu’est-ce que cela ? demande Eugène Sue.

– Ne fais pas attention, dit la fille, c’est une de mes amies.

– C’est une femme, cela ?

– Sans doute.

– Mais où est sa tête ?

– Tu ne peux pas la voir, elle la cache entre ses mains.

– Pourquoi la cache-t-elle ?

La fille se penche à son oreille :

– Son amant lui a jeté du vitriol au visage, de sorte qu’elle est dévisagée.

La fille, accroupie, qui se doute que l’on raconte son aventure, se met à pleurer.

Eugène va à elle.

– Ah çà ! lui dit-il, pauvre fille, tu regrettes donc de ne plus pouvoir faire le métier ?

– Quelquefois, dit la fille en regardant entre ses doigts, quand je vois un beau garçon comme toi.

Eugène Sue va aux bougies et les souffle.

 

Puis, s’en allant, il laisse deux louis sur la cheminée.

Il avait fait double aumône, et il donnait cette anecdote comme une preuve de sa corruption.

En 1834, Eugène Sue fit paraître les premières livraisons de son Histoire de la marine française, un de ses plus mauvais ouvrages.

Le libraire n’acheva pas la publication.

Eugène Sue, par la nature de son talent, ne pouvait réussir ni dans l’histoire, ni dans le roman historique. Jean Cavalier est un livre médiocre, et c’est cependant le plus important de ses ouvrages historiques.