Le Morne au diable, moins long, est infiniment meilleur ; quoique la fable du duc de Monmouth, si bossu que le bourreau s’y reprit à trois ou quatre fois pour lui couper la tête, soit inadmissible.

En sept ou huit ans, il publia successivement, mais sans succès réel, Deleytar, Le Marquis de Létorières, Hercule Hardy, Le Colonel Surville, Le Commandeur de Malte, Paula Monti.

Pendant ce temps, Sue avait mené la vie de grand seigneur. Il avait, rue de la Pépinière, une charmante maison encombrée de merveilles et qui n’avait qu’un défaut : c’était de ressembler à un cabinet de curiosités ; il avait trois domestiques, trois chevaux, trois voitures ; tout cela tenu à l’anglaise ; il avait les plus ruineuses de toutes les maîtresses, des femmes du monde ; il avait une argenterie que l’on estimait cent mille francs ; il donnait d’excellents dîners, et se passait enfin tous ses caprices, ce qui était d’autant plus facile que, lorsqu’il manquait d’argent, il écrivait à son notaire : « Envoyez-moi trois mille, cinq mille, dix mille francs » et que son notaire les lui envoyait.

Mais, un jour qu’il avait demandé cinq mille francs à son notaire, son notaire lui répondit :

 

Mon cher client,

Je vous envoie les cinq mille francs que vous me demandez ; mais je vous préviens qu’encore deux demandes pareilles et tout sera fini.

Vous avez mangé toute votre fortune, moins quinze mille francs.

 

Le hasard me conduisit chez lui ce jour-là. Nous devions faire une pièce ensemble ; il m’avait écrit plusieurs fois de venir le voir, et j’étais venu.

Il était atterré.

Il me raconta très simplement ce qui lui arrivait, en me disant :

– Je ne toucherai point à ces quinze mille francs-là ; j’emprunterai, je travaillerai et je rendrai.

– Oh ! lui dis-je, à quoi pensez-vous, cher ami ! Si vous empruntez, les intérêts vous mangeront bien au-delà de vos quinze mille francs.

– Non, me dit-il, j’ai quelqu’un, une excellente amie à moi...

– Une femme ?

– Plus qu’une femme, une parente, une parente très riche ; elle me prêtera ce dont j’aurai besoin, fût-ce cinquante mille francs. Venez demain, j’aurai sa réponse.

Je revins le lendemain. Je le trouvai anéanti.

La personne avait répondu par un refus motivé sur toutes ces banalités que l’on invente quand on ne veut pas rendre un service.

Mais ce qui était le plus curieux, c’était le post-scriptum qui terminait la lettre :

 

Vous parlez d’aller à la campagne ; surtout n’y allez pas avant de m’avoir présenté à l’ambassadeur d’Angleterre.

 

C’était surtout ce post-scriptum qui exaspérait le pauvre Eugène.

– Et que l’on dise encore, s’écriait-il, que je peins la société en laid !

Le lendemain, je revins le voir, non point pour travailler, mais pour savoir dans quel état il était.

Il était au lit avec une fièvre horrible. Il avait été à Chatenay, petite maison de campagne qu’il avait, pour reposer un instant sa pauvre tête brisée sur le cœur d’une femme qu’il aimait ; mais elle connaissait sa ruine et s’était excusée de ne pouvoir venir au rendez-vous.

Il n’y avait cependant pas loin de Verrières à Chatenay.

Passons du jeune homme à l’homme. La douleur mûrit vite.

D’ailleurs, Eugène Sue avait trente-six à trente-huit ans à peu près, lors de cette catastrophe.

 

L’homme

 

Ce qui épouvanta surtout Eugène Sue, ce ne fut point seulement qu’il ne lui restât plus que quinze mille francs, c’est qu’il reconnut qu’il en devait à peu près cent trente mille.

Il tomba dans un profond marasme.

Tous les amis des jours de jeunesse et de folies avaient disparu. Une autre société s’était faite autour de l’auteur de talent.

Au nombre des jeunes hommes qu’Eugène Sue voyait le plus à cette époque était Ernest Legouvé.

Legouvé est un esprit sain, un cœur droit, une âme chrétienne.

Il se trouvait, sinon parent, du moins allié d’Eugène Sue. La première femme du docteur Sue était devenue, après divorce, la seconde femme du père de Legouvé, l’auteur du Mérite des femmes.

Ernest Legouvé s’inquiéta de l’état dans lequel il voyait Eugène.

Il avait lui-même pour ami un homme non seulement à l’âme droite, mais au cœur fort. C’était Goubaux.

Goubaux connaissait peu Eugène Sue, ne l’ayant vu que deux ou trois fois et sans intimité ; il n’en accepta pas moins cette mission que lui confiait Legouvé et qui avait pour but de relever, par la force, par la raison et par la droiture, cette âme brisée qui n’avait la force que de gémir.

Goubaux trouva le malade dans une atonie morale complète ; tout venait de lui manquer à la fois : fortune, amitié, amour !

Goubaux essaya de le renouveler par la gloire.

Mais lui, souriant tristement :

– Mon cher monsieur, lui dit-il, voulez-vous que je vous dise une chose, c’est que je n’ai pas de talent.

– Comment, vous n’avez pas de talent ? dit Goubaux étonné.

– Eh ! non, j’ai eu quelques succès, mais médiocres ; rien de tout ce que j’ai fait n’est réellement une œuvre. Je n’ai ni style, ni imagination, ni fond, ni forme ; mes romans maritimes sont de mauvaises imitations de Cooper ; mes romans historiques, de mauvaises imitations de Walter Scott. Quant à mes trois ou quatre pièces de théâtre, cela n’existe pas. J’ai une façon de travailler déplorable : je commence mon livre sans avoir ni milieu ni fin ; je travaille au jour le jour, menant ma charrue sans savoir où, ne connaissant pas même le terrain que je laboure. Tenez, en voulez-vous un exemple : voilà deux mois que j’ai fait les deux premiers feuilletons d’un roman nommé Arthur ; voilà deux mois que ces deux feuilletons ont paru dans La Presse. Je ne puis pas arriver à faire le troisième. Je suis un homme perdu, mon cher monsieur Goubaux, et, si je n’étais pas poltron comme une vache, je me brûlerais la cervelle.

– Allons, dit Goubaux, vous êtes plus malade qu’on ne me l’avait dit. Je croyais vous trouver ne doutant que des autres, et je vous trouve doutant de vous-même. Je vais lire ce soir ces deux premiers feuilletons d’Arthur, et je reviendrai demain en causer avec vous.

Et il lui tendit la main.

Eugène Sue prit la main que lui tendit Goubaux, mais avec un sourire découragé et en secouant la tête.

Goubaux revint le lendemain ; il avait lu les deux chapitres. Ces deux chapitres, dont le premier est consacré à un voyage avec un postillon qui raconte comment il a été dupe de la vieille mystification d’un homme qui, voulant aller vite et ne payer que vingt-cinq sous de guides, recommande au postillon d’aller doucement, ce que celui-ci se garde bien de faire, et dont le second contient la description d’une maison de campagne charmante, espèce d’oasis perdue dans un désert du Midi, au milieu des sables ; ces deux chapitres, en piquant la curiosité, n’entament aucun sujet. Ils avaient donc pu, en effet, comme l’avait dit Eugène Sue, être écrits sur une première donnée, rompue avec ces deux premiers chapitres et ne donnant absolument dans rien.

– Ah ! vous voilà ? dit Eugène Sue. Je vous avoue que je ne comptais pas vous revoir.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que je suis assommant, et qu’à votre place je ne serais pas revenu.

Goubaux haussa les épaules.

– J’espère, au moins, reprit Eugène Sue, que vous n’avez pas lu les deux chapitres ?

– C’est ce qui vous trompe, je les ai lus.

– J’en fais compliment à votre patience.

Goubaux lui prit la main.

– Écoutez-moi, lui dit-il.

– Oh ! parlez.

– Vous dites que vous n’avez rien d’arrêté pour la suite de votre roman ?

– Pas cela !

Et Eugène jeta une chiquenaude en l’air.

– Eh bien, je vais vous donner une idée.

– Laquelle ?

– Vous doutez de tout, de vos amis, de vos maîtresses, de vous-même ?

– J’ai quelques raisons pour cela.

– Eh bien, faites le roman du doute : que ce voyageur qui visite la maison abandonnée soit vous. Creusez votre cœur, faites-en résonner toutes les fibres. L’autopsie que l’on fait de son propre cœur est la plus curieuse de toutes, croyez-moi, et ce n’était pas sans raison que les Grecs avaient écrit, sur le fronton du temple de Delphes, cette maxime du sage : « Connais-toi toi-même. » Vous serez tout étonné qu’autour de vous gravitera tout un monde de personnages créés, non point par vous, mais, selon le côté où vous les envisagerez, par le hasard, la fatalité ou la Providence. Quant aux événements, au lieu que ce soient les caractères qui ressortent d’eux, ce sont eux qui ressortiront des caractères. Mais, avant tout, quittez Paris, isolez-vous avec vous-même, trouvez quelque campagne ; il n’est pas besoin qu’elle ait le confortable de celle que vous décrivez. Allez, allez, et ne revenez que quand votre roman sera fini.

Eugène Sue poussa un soupir de doute.

– Vous en avez le placement, n’est-ce pas ?

– J’ai un traité avec un libraire qui me donne trois mille francs par volume ; plus, La Presse, qui peut m’en rapporter deux mille.

– Allez, restez quatre mois, faites quatre volumes ; vous aurez gagné vingt mille francs, et vous en aurez dépensé deux ou trois mille ; il vous restera dix-sept mille francs ; vous paierez là-dessus cinq ou six mille, vous garderez le reste. Vous verrez comme cela fait du bien, de payer.

– Mais...

– Je vous dis d’aller.

Eugène Sue laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

– Je vous quitte, lui dit Goubaux.

– Reviendrez-vous demain ?

– Non. J’attendrai de vos nouvelles.

Et il sortit.

Le lendemain, il reçut un petit billet parfumé et sur du papier de couleur. C’était une des faiblesses de notre ami.

 

Vous avez raison. Je pars et ne reviendrai que quand Arthur sera fini.

Votre bien reconnaissant,

Eugène Sue

Si vous avez à m’écrire, écrivez-moi à Chatenay ; ayant cette maison de campagne, j’ai jugé inutile de faire la dépense d’en louer une autre.

 

Trois mois après, il revint.