Il resta ainsi quelques instants courbé. Quand il se releva il essuyait sa moustache.
– Comme notre père te connaît bien !...
– Comme il a deviné que tu nous aimes !...
– Bien, bien, mes enfants, passons cela... Arrivez tout de suite à ce que dit le général de mon petit Agricol et de Gabriel, le fils adoptif de ma femme... Pauvre femme, quand je pense que, dans trois mois peut-être... Allons, enfants, lisez, lisez... ajouta le soldat, voulant contenir son émotion.
« J’espère toujours malgré moi, ma chère Éva, que peut-être un jour ces feuilles te parviendront, et dans ce cas je veux y écrire ce qui peut aussi intéresser Dagobert. Ce sera pour lui une consolation d’avoir quelques nouvelles de sa famille. Mon père, toujours chef d’atelier chez l’excellent M. Hardy, m’apprend que celui-ci aurait pris dans sa maison le fils de notre vieux Dagobert ; Agricol travaille dans l’atelier de mon père, qui en est enchanté ; c’est, me dit-il, un grand et vigoureux garçon, qui manie comme une plume son lourd marteau de forgeron ; aussi gai qu’intelligent et laborieux, c’est le meilleur ouvrier de l’établissement, ce qui ne l’empêche pas, le soir, après sa rude journée de travail, lorsqu’il revient auprès de sa mère qu’il adore, de faire des chansons et des vers patriotiques des plus remarquables. Sa poésie est remplie d’énergie et d’élévation ; on ne chante pas autre chose à l’atelier et ses refrains échauffent les cœurs les plus froids et les plus timides. »
– Comme tu dois être fier de ton fils, Dagobert ! lui dit Rose avec admiration. Il fait des chansons !
– Certainement, c’est superbe... mais ce qui me flatte surtout, c’est qu’il est bon pour sa mère, et qu’il manie vigoureusement le marteau... Quant aux chansons, avant qu’il ait fait le Réveil du peuple et la Marseillaise... il aura joliment battu du fer ; mais c’est égal, où ce diable d’Agricol aura-t-il appris cela ? Sans doute à l’école, où, comme vous allez le voir, il allait avec Gabriel, son frère adoptif.
Au nom de Gabriel, qui leur rappelait l’être idéal qu’elles nommaient leur ange gardien, la curiosité des jeunes filles fut vivement excitée, Blanche redoubla d’attention en continuant ainsi :
« Le frère adoptif d’Agricol, ce pauvre enfant abandonné que la femme de notre bon Dagobert a si généreusement recueilli, offre, me dit mon père, un grand contraste avec Agricol, non pour le cœur, car ils ont tous deux le cœur excellent ; mais autant Agricol est vif, joyeux, actif, autant Gabriel est mélancolique et rêveur. Du reste, ajoute mon père, chacun d’eux a, pour ainsi dire, la figure de son caractère : Agricol est brun, grand et fort... il a l’air joyeux et hardi ; Gabriel, au contraire, est frêle, blond, timide comme une jeune fille, et sa figure a une expression de douceur angélique... »
Les orphelines se regardèrent toutes surprises ; puis, tournant vers Dagobert leurs figures ingénues, Rose lui dit :
– As-tu entendu, Dagobert ? Notre père dit que ton Gabriel est blond et qu’il a une figure d’ange. Mais c’est tout comme le nôtre...
– Oui, oui, j’ai bien entendu, c’est pour cela que votre rêve me surprenait.
– Je voudrais bien savoir s’il a aussi des yeux bleus ? dit Rose.
– Pour ça, mes enfants, quoique le général n’en dise rien, j’en répondrais ; ces blondins, ça a toujours les yeux bleus ; mais, bleus ou noirs, il ne s’en servira guère pour regarder les jeunes filles en face ; continuer, vous allez voir pourquoi.
Blanche reprit :
« La figure de Gabriel a une expression d’une douceur angélique ; un des frères des écoles chrétiennes, où il allait, ainsi qu’Agricol et d’autres enfants du quartier, frappé de son intelligence et de sa bonté, a parlé de lui à un protecteur haut placé, qui s’est intéressé à lui, l’a placé dans un séminaire, et depuis deux ans Gabriel est prêtre ; il se destine aux missions étrangères, et il doit bientôt partir pour l’Amérique... »
– Ton Gabriel est prêtre ?... dit Rose en regardant Dagobert.
– Et le nôtre est un ange, ajouta Blanche.
– Ce qui prouve que le vôtre a un grade de plus que le mien ; c’est égal, chacun son goût ; il y a des braves gens partout ; mais j’aime mieux que ce soit Gabriel qui ait choisi la robe noire. Je préfère voir mon garçon, à moi, les bras nus, un marteau à la main et un tablier de cuir autour du corps, ni plus ni moins que votre vieux grand-père, mes enfants, autrement dit le père du maréchal Simon, duc de Ligny ; car, après tout, le général est duc et maréchal par la grâce de l’empereur ; maintenant, terminez votre lecture.
– Hélas ! oui, dit Blanche, il n’y a plus que quelques lignes.
Et elle reprit :
« Ainsi donc, ma chère et tendre Éva, si ce journal te parvient, tu pourras rassurer Dagobert sur le sort de sa femme et de son fils, qu’il a quittés pour nous. Comment jamais reconnaître un pareil sacrifice ? Mais je suis tranquille, ton bon et généreux cœur aura su le dédommager...
« Adieu... et encore adieu pour aujourd’hui, mon Éva bien-aimée ; pendant un instant, je viens d’interrompre ce jour pour aller jusqu’à la tente de Djalma ; il dormait paisiblement, son père le veillait ; d’un signe il m’a rassuré. L’intrépide jeune homme ne court plus aucun danger. Puisse le combat de demain l’épargner encore !... Adieu, ma tendre Éva ; la nuit est silencieuse et calme, les feux du bivouac s’éteignent peu à peu ; nos pauvres montagnards reposent, après cette sanglante journée ; je n’entends d’heure en heure que le cri lointain de nos sentinelles... Ces mots étrangers m’attristent encore ; ils me rappellent ce que j’oublie parfois en t’écrivant... que je suis au bout du monde et séparé de toi... de mon enfant ! Pauvres êtres chéris ! quel est... quel sera votre sort ? Ah ! si du moins je pouvais vous envoyer à temps cette médaille qu’un hasard funeste m’a fait emporter de Varsovie, peut-être obtiendrais-tu d’aller en France, ou du moins d’y envoyer ton enfant avec Dagobert ; car tu sais de quelle importance... Mais à quoi bon ajouter ce chagrin à tous les autres ?... Malheureusement, les années se passent...
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