Oh, mon Dieu ! et notre enfant... que deviendrait-il sans toi... sans moi... dans ce pays barbare !... Non ! non ! cette crainte est insensée... Mais quelle horrible torture !... car enfin, où es-tu ? que fais-tu ? que deviens-tu ?... Pardon... de ces noires pensées... souvent elles me dominent malgré moi... Moments funestes... affreux... car, lorsqu’ils ne m’obsèdent pas, je me dis : Je suis proscrit, malheureux ; mais au moins, à l’autre bout du monde, deux cœurs battent pour moi, le tien, mon Éva, et celui de notre enfant... »
Rose put à peine achever ces derniers mots ; depuis quelques instants, sa voix était entrecoupée de sanglots. Il y avait en effet un douloureux accord entre les craintes du général Simon et la triste réalité ; et puis, quoi de plus touchant que ces confidences écrites le soir d’une bataille, au feu du bivouac, par le soldat qui tâchait de tromper ainsi le chagrin d’une séparation si pénible, mais qu’il ne savait pas alors devoir être éternelle !
– Pauvre général... il ignore notre malheur, dit Dagobert, après un moment de silence, mais il ignore aussi qu’au lieu d’un enfant, il y en a deux... ce sera du moins une consolation... Mais, tenez, Blanche, continuez de lire, je crains que cela ne fatigue votre sœur... elle est trop émue... Et puis, après tout, il est juste que vous partagiez le plaisir et le chagrin de cette lecture.
Blanche prit la lettre, et Rose, essuyant ses yeux pleins de larmes, appuya à son tour sa jolie tête sur l’épaule de sa sœur, qui continua de la sorte :
« Je suis plus calme maintenant, ma tendre Éva ; un moment j’ai cessé d’écrire, et j’ai chassé ces noires idées : reprenons notre entretien.
« Après avoir ainsi longuement causé de l’Inde avec toi, je te parlerai un peu de l’Europe ; hier au soir, un de nos gens, homme très sûr, a rejoint nos avant-postes ; il m’apportait une lettre arrivée de France à Calcutta ; enfin, j’ai des nouvelles de mon père, mon inquiétude a cessé. Cette lettre est datée du mois d’août de l’an passé. J’ai vu, par son contenu, que plusieurs autres lettres auxquelles il fait allusion ont été retardées ou égarées ; car depuis près de deux ans je n’en avais pas reçu ; aussi étais-je dans une inquiétude mortelle à son sujet. Excellent père ! toujours le même ; l’âge ne l’a pas affaibli, son caractère est aussi énergique, sa santé aussi robuste que par le passé, me dit-il ; toujours fidèle à ses austères idées républicaines, et espérant beaucoup... Car, dit-il, les temps sont proches, et il souligne ces mots... Il me donne aussi, comme tu vas le voir, de bonnes nouvelles de la famille de notre vieux Dagobert... de notre ami... Vrai, ma chère Éva, mon chagrin est moins amer... quand je pense que cet excellent homme est auprès de toi ; car je le connais, il t’aura accompagnée dans ton exil. Quel cœur d’or... sous sa rude écorce de soldat !... Comme il doit aimer notre enfant !... »
Ici, Dagobert toussa deux ou trois fois, se baissa et eut l’air de chercher par terre son petit mouchoir à carreaux rouges et bleus qui était sur son genou.
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