effrayant à voir. Le Prophète se trouvant à l’angle de la cage, Caïn, dans sa fureur, s’était dressé en profil afin de faire face à son maître, appuyant ainsi son large flanc aux barreaux, à travers lesquels il passa jusqu’au coude son bras énorme, aux muscles renflés, et au moins aussi gros que la cuisse de Goliath.
– Caïn ! ! à bas ! ! dit le Prophète en se rapprochant vivement.
Le lion n’obéissait pas encore... ses lèvres, retroussées par la colère, laissaient voir des crocs aussi larges, aussi longs, aussi aigus que des défenses de sanglier. Du bout de son fer brûlant, Morok effleura les lèvres de Caïn... À cette cuisante brûlure, suivie d’un appel imprévu de son maître, le lion, n’osant rugir, gronda sourdement, et ce grand corps retomba, affaissé sur lui-même, dans une attitude pleine de soumission et de crainte.
Le Prophète décrocha le fanal afin de regarder ce que Caïn rongeait : c’était une des planches du parquet de sa cage, qu’il était parvenu à soulever, et qu’il broyait entre ses dents pour tromper sa faim.
Pendant quelques instants le plus profond silence régna dans la ménagerie. Le Prophète, les mains derrière le dos, passait d’une cage à l’autre, observant ses animaux d’un air inquiet et sagace, comme s’il eût hésité à faire parmi eux un choix important et difficile. De temps à autre il prêtait l’oreille en s’arrêtant devant la grande porte du hangar, qui donnait sur la cour de l’auberge.
Cette porte s’ouvrit, Goliath parut ; ses habits ruisselaient d’eau.
– Eh bien ?... lui dit le Prophète.
– Ça n’a pas été sans peine... Heureusement la nuit est noire, il fait grand vent et il pleut à verse.
– Aucun soupçon ?
– Aucun, maître ; vos renseignements étaient bons ; la porte du cellier s’ouvre sur les champs, juste au-dessous de la fenêtre des fillettes. Quand vous avez sifflé pour me dire qu’il était temps, je suis sorti avec un tréteau que j’avais apporté ; je l’avais appuyé au mur, j’ai monté dessus ; avec mes six pieds, ça m’en faisait neuf, je pouvais m’accouder sur la fenêtre ; j’ai pris la persienne d’une main, le manche de mon couteau de l’autre, et, en même temps que je cassais deux carreaux, j’ai poussé la persienne de toutes mes forces...
– Et l’on a cru que c’était le vent ?
– On a cru que c’était le vent. Vous voyez que la brute n’est pas si brute... Le coup fait, je suis vite rentré dans le cellier en emportant mon tréteau... Au bout de peu de temps, j’ai entendu la voix du vieux... j’avais bien fait de me dépêcher.
– Oui, quand je t’ai sifflé, il venait d’entrer dans la salle où l’on soupe ; je l’y croyais pour plus de temps.
– Cet homme-là n’est pas fait pour rester longtemps à souper, dit le géant avec mépris. Quelques moments après que les carreaux ont été cassés... le vieux a ouvert la fenêtre et a appelé son chien en lui disant : « Saute... » J’ai tout de suite couru à l’autre bout du cellier ; sans cela le maudit chien m’aurait éventé derrière la porte.
– Le chien est maintenant enfermé dans l’écurie où est le cheval du vieillard... continue.
– Quand j’ai entendu refermer le persienne et la fenêtre, je suis de nouveau sorti du cellier, j’ai replacé mon tréteau et je suis remonté ; tirant doucement le loquet de la persienne, je l’ai ouverte, mais les deux carreaux étaient bouchés avec les pans d’une pelisse, j’entendais parler et je ne voyais rien ; j’ai écarté un peu le manteau et j’ai vu... Les fillettes dans leur lit me faisaient face... le vieux, assis à leur chevet, me tournait le dos.
– Et son sac... son sac ? ceci est l’important.
– Son sac était près de la fenêtre, sur une table à côté de la lampe ; j’aurais pu y toucher en allongeant le bras.
– Qu’as-tu entendu ?
– Comme vous m’aviez dit de ne penser qu’au sac, je ne me souviens que de ce qui regardait le sac ; le vieux a dit que dedans il y avait ses papiers, des lettres d’un général, son argent et sa croix.
– Bon... ensuite ?
– Comme ça m’était difficile de tenir la pelisse écartée du trou du carreau, elle m’a échappé... J’ai voulu la reprendre, j’ai trop avancé la main, et une des fillettes... l’aura vue... car elle a crié en montrant la fenêtre.
– Misérable !... tout est manqué !... s’écria le Prophète en devenant pâle de colère.
– Attendez donc... non, tout n’est pas manqué. En entendant crier, j’ai sauté au bas de mon tréteau, j’ai regagné le cellier ; comme le chien n’était plus là, j’ai laissé la porte entr’ouverte, j’ai entendu ouvrir la fenêtre, et j’ai vu, à la lueur, que le vieux avançait la lampe en dehors ; il a regardé, il n’y avait pas d’échelle ; la fenêtre est trop haute pour qu’un homme de taille ordinaire y puisse atteindre...
– Il aura cru que c’était le vent... comme la première fois... Tu es moins maladroit que je ne croyais.
– Le loup s’est fait renard, vous l’avez dit...
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