Masset.
Il y a deux Annecy : Annecy-le-Neuf et Annecy-le-Vieux. M. Masset habitait Annecy-le-Vieux.
Eugène Sue logea d’abord chez lui ; puis, un petit chalet étant venu à vaquer sur les bords du lac, il le loua pour la modique somme de quatre cents francs par an.
En quittant la France, Eugène Sue y avait laissé une centaine de mille francs de dettes, à peu près.
Son premier soin fut de s’occuper de ses créanciers.
Il fit un marché avec Masset.
Masset paierait ses dettes, lui donnerait dix mille francs par an pour vivre, et garderait le surplus pour se rembourser. Masset remboursé, le surplus des dix mille francs serait placé à la banque d’Annecy.
Au bout de trois ans, Masset fut remboursé, et les placements commencèrent.
Il y a un an à peu près que Goubaux recevait d’Eugène Sue une lettre qui commençait par ces mots :
Ma chère ferme de Beauce,
Croiriez-vous une chose, c’est que, si j’écrivais à la banque d’Annecy : « Payez à mon ordre la somme de vingt-cinq mille francs », elle la paierait sans contestation ?
Et, en effet, il travaillait là-bas énormément.
Voici quelle était sa vie.
Il se levait à sept heures du matin, puis se mettait au travail aussitôt sa toilette faite. À dix heures, il prenait deux tasses de thé sans crème, parfois de chocolat.
À deux heures, sa journée de travail était finie ; alors, il s’habillait selon la saison, et, à moins que le temps ne fût par trop mauvais, faisait à pied le tour du lac, quatre ou cinq lieues.
Il rentrait, se mettait à table, mangeait fortement et passait le reste de la journée avec quelques amis.
Eugène Sue avait, de tout temps, été grand marcheur. Aux Bordes, il faisait, chaque jour, des promenades de trois ou quatre heures consécutives. Il s’était imposé cet exercice pour sa santé ; comme Byron, il craignait d’engraisser, et, dans cette crainte, bien plus plausible chez lui que chez Byron, il ne mangea pendant plusieurs années à son dîner qu’un seul potage aux herbes, un filet de sole, et quelques tranches de homard à l’huile.
Il y avait, en effet, chez Eugène Sue tendance à l’obésité.
Le résultat de ces sept heures de travail fut L’Institutrice. La Famille Jouffroy, un des meilleurs romans de son exil, Les Mystères du peuple, Gilbert et Gilberte, La Bonne Aventure, et enfin Les Secrets de l’oreiller, qu’il a laissés inédits.
Il avait eu de nouveaux tracas avec Le Constitutionnel : un procès où son ami Masset était intervenu, et au bout duquel on obtint que le journal paierait une somme de quarante mille francs pour ne plus publier les romans d’Eugène Sue.
Ô enthousiasme des spéculateurs !
Ces quarante mille francs servirent à désintéresser le libraire, qui continuait de toucher les trois mille francs par volume qu’il ne publiait pas.
C’est une singulière meule que celle qui nous broie.
Eugène Sue se retrouva ainsi maître de sa production.
Masset conclut pour lui un traité avec La Presse et avec Le Siècle ; il ferait six volumes par an : La Presse en aurait trois, Le Siècle trois. Chaque journal paierait huit sous la ligne.
Cela, comme on le voit, réduisait fort les revenus de l’exilé.
Aussi son petit chalet, là-bas, à part le luxe de la nature, qui lui avait fait un paysage charmant, quoique un peu triste ; aussi, disons-nous., son petit chalet était-il de la plus grande simplicité. On eût dit un presbytère élégant.
Il était situé au pied d’une montagne et déjà sur la pente, pente assez rapide pour que le rez-de-chaussée d’une de ses façades fût le premier étage de l’autre.
Un joli jardin plein de fleurs – Eugène Sue a toujours adoré les fleurs –, un joli jardin plein de fleurs s’étendait jusqu’au lac, dont il n’était séparé que par une espèce de chemin de halage.
Quand Eugène Sue ne faisait pas le tour du lac, il montait sur la montagne, ordinairement tout seul, et par des sentiers qui eussent effrayé les guides du pays ; il avait conservé cela de la chèvre sa nourrice.
Parvenu au but de sa course, il s’asseyait sur un rocher.
Pourquoi montait-il si haut ? Pourquoi regardait-il ainsi obstinément du même côté ? Répondez, proscrits de tous les temps et de tous les partis !
Il vécut ainsi cinq ans.
Depuis un an, il avait énormément maigri et avait douloureusement changé.
Je vis, il y a cinq ou six mois, une photographie de lui ; je ne voulus point le reconnaître.
Sa sœur, Mme Caillard, envoya une photographie pareille à Goubaux, qui la lui rendit, ne voulant pas voir ainsi celui qu’il avait vu si différent.
La fin de sa vie avait été troublée par l’entrée d’une femme dans cet humble chalet et dans cette vie triste mais calme, douloureuse mais sereine.
Cette femme le brouilla avec son meilleur ami, Masset.
Quelque temps après cette brouille, Masset mourut.
La femme ne pouvait toujours demeurer, elle s’éloigna ; Eugène Sue resta seul, épuisé de corps, épuisé de cœur !...
Un matin arriva aux Barattes – c’était le nom du chalet d’Eugène Sue – un autre exilé, le colonel Charras.
Ce fut une grande fête pour les deux amis de se revoir.
Depuis cinq ou six jours, ils étaient ensemble, oubliant le présent, parlant de l’avenir, lorsque Eugène Sue fut pris d’une douleur névralgique, très forte à la tempe droite, douleur qu’il avait ressentie depuis quelques mois, à diverses reprises.
Des députations de la société nautique arrivèrent pour faire une ovation à l’exilé, peut-être aux deux exilés.
Eugène Sue éprouvait de telles douleurs de tête, qu’il ne put recevoir personne.
On se contenta de lui donner une sérénade.
Le lundi 27 juillet, une fièvre intermittente se déclara, mais elle parut céder à une énergique médication.
Le mercredi, il y avait un mieux sensible, mais accompagné de faiblesse ; cependant, il resta debout et voulut commencer un nouveau roman ; il venait d’achever et d’envoyer en France Les Secrets de l’oreiller.
Mais il froissa et jeta les premiers feuillets ; les idées ne venaient pas.
Le vendredi, il était si bien portant, que ce fut lui qui réveilla Charras, lui proposant de faire avec lui son ascension favorite, sur la montagne qui domine son chalet.
Mais, au tiers de l’ascension à peine, les forces lui manquèrent, il fut obligé de renoncer à aller plus loin. et, appuyé au bras du colonel, il regagna les Barattes.
Le soir, il était faible, mais assez calme. En souhaitant le bonsoir à son hôte, il lui dit :
– Bonne nuit, colonel ! Quant à moi, je crois que je dormirai bien.
Il se trompait : la nuit fut mauvaise ; à peine couché, il sentit le retour plus acharné des douleurs névralgiques.
Dans la crainte d’inquiéter Charras, il n’appela personne et passa une nuit entière d’insomnie.
Le lendemain, la fièvre intermittente reparut menaçante. À la vue du malade et des symptômes de plus en plus inquiétants qui se manifestaient, Charras, du consentement de M. le docteur Lachanal, expédia une dépêche télégraphique à Genève. Elle avait pour but de réclamer le concours d’un second médecin, le docteur Maunoir.
M. Lachanal n’avait pas dissimulé les inquiétudes que lui inspirait la nouvelle phase dans laquelle la maladie entrait ; en effet, Eugène Sue avait eu quelques instants de délire, après lesquels cependant la lucidité était revenue.
La journée s’écoula ainsi, c’est-à-dire dans des alternatives de délire et de retour à la raison.
Il se plaignait d’une douleur très aiguë à l’hypocondre droit. Le médecin fit appliquer dix-huit sangsues dans la région de la rate.
À dix heures du soir, le docteur Maunoir arriva, s’entretint avec son confrère, puis vint se placer au pied du lit du malade, dont on éclaira le visage avec la lampe.
Alors M. Maunoir murmura :
– Mais ce n’est point cela que vous m’aviez annoncé.
En effet, depuis quelques minutes, Eugène Sue venait d’être frappé d’une hémiplégie qui avait paralysé le côté gauche ; la face était cadavéreuse, les yeux vitreux, la bouche tordue.
C’étaient les symptômes de la mort.
Le docteur Maunoir secoua la tête et déclara que son concours était complètement inutile.
Depuis ce moment, c’est-à-dire depuis le samedi à dix heures du soir, jusqu’au lundi matin sept heures moins cinq minutes, moment précis où il rendit le dernier soupir, le mourant ne reprit pas connaissance.
Pendant ces trente-trois heures, il ne fit qu’un mouvement imperceptible et ne prononça qu’un seul mot : « Boire ! »
Du reste, aucun symptôme de souffrance n’agita ses derniers moments, ordinairement si terribles, et, n’eût été le râle de l’agonie qui indiquait que le cœur battait toujours, on eût pu croire à la mort.
Lorsque le malade sentit que tout était fini, il prit la main du colonel Charras, et, la serrant avec tout ce qui lui restait d’énergie :
– Mon ami, lui dit-il, je désire mourir comme j’ai vécu, c’est-à-dire en libre penseur.
Sa volonté dernière fut exécutée.
Dieu, qui lui avait fait une vie si agitée, lui donna cette douceur de mourir au moins la main dans une des mains les plus fermes et les plus loyales qu’il y ait au monde. Merci, Charras !
Le Juif errant
Les deux mondes
L’océan Polaire entoure d’une ceinture de glace éternelle les bords déserts de la Sibérie et de l’Amérique du Nord, ces dernières limites des deux mondes, que sépare l’étroit canal de Behring.
Le mois de septembre touche à sa fin. L’équinoxe a ramené les ténèbres et les tourmentes boréales ; la nuit va bientôt remplacer un de ces jours polaires si courts, si lugubres.
Le ciel, d’un bleu sombre violacé, est faiblement éclairé par un soleil sans chaleur dont le disque blafard, à peine élevé au-dessus de l’horizon, pâlit devant l’éblouissant éclat de la neige qui couvre à perte de vue l’immensité des steppes.
Au Nord, ce désert est borné par une côte hérissée de roches noires, gigantesques ; au pied de leur entassement titanique, est enchaîné cet océan pétrifié qui a pour vagues immobiles de grandes chaînes de montagnes de glace dont les cimes bleuâtres disparaissent au loin dans une brume neigeuse... À l’Est, entre les deux pointes du cap Oulikine, confin oriental de la Sibérie, on aperçoit une ligne d’un vert obscur où la mer charrie lentement d’énormes glaçons blancs...
C’est le détroit de Behring.
Enfin, au-delà du détroit, et le dominant, se dressent les masses granitiques du cap de Galles, pointe extrême de l’Amérique du Nord.
Ces latitudes désolées n’appartiennent plus au monde habitable ; par leur froid terrible, les pierres éclatent, les arbres se fendent, le sol se crevasse en lançant des gerbes de paillettes glacées.
Nul être humain ne semble pouvoir affronter la solitude de ces régions de frimas et de tempêtes, de famine et de mort...
Pourtant... chose étrange ! on voit des traces de pas sur la neige qui couvre ces déserts, dernières limites des deux continents, divisés par le canal de Behring.
Du côté de la terre américaine, l’empreinte des pas, petite et légère, annonce le passage d’une femme...
Elle s’est dirigée vers les roches d’où l’on aperçoit, au-delà du détroit, les steppes neigeuses de la Sibérie.
Du côté de la Sibérie, l’empreinte plus grande, plus profonde, annonce le passage d’un homme.
Il s’est aussi dirigé vers le détroit.
On dirait que cet homme et cette femme, arrivant ainsi en sens contraire aux extrémités du globe, ont espéré s’entrevoir à travers l’étroit bras de mer qui sépare les deux mondes ! Et, chose plus étrange encore ! cet homme et cette femme ont traversé ces solitudes pendant une horrible tempête...
Quelques noirs mélèzes centenaires, pointant naguère çà et là dans ces déserts, comme des croix sur un champ de repos, ont été arrachés, brisés, emportés au loin par la tourmente.
À cet ouragan furieux, qui déracine les grands arbres, qui ébranle les montagnes de glace, qui les heurte masse contre masse, avec le fracas de la foudre... à cet ouragan furieux ces deux voyageurs ont fait face. Ils lui ont fait face, sans dévier un moment de la ligne invariable qu’ils suivaient... on le devine à la trace de leur marche égale, droite et ferme.
Quels sont donc ces deux êtres, qui cheminent toujours calmes au milieu des convulsions, des bouleversements de la nature ?
Hasard, vouloir ou fatalité, sous la semelle ferrée de l’homme, sept clous saillants forment une croix.
Partout il laisse cette trace de son passage.
À voir sur la neige dure et polie ces empreintes profondes, on dirait un sol de marbre creusé par un pied d’airain.
Mais bientôt une nuit sans crépuscule a succédé au jour.
Nuit sinistre...
À la faveur de l’éclatante réfraction de la neige, on voit la steppe dérouler sa blancheur infinie sous une lourde coupole d’un azur si sombre, qu’il semble noir ; de pâles étoiles se perdent dans les profondeurs de cette voûte obscure et glacée.
Le silence est solennel...
Mais voilà que vers le détroit de Behring une faible lueur apparaît à l’horizon.
C’est d’abord une clarté douce, bleuâtre, comme celle qui précède l’ascension de la lune... puis, cette clarté augmente, rayonne et se colore d’un rose léger.
Sur tous les autres points du ciel, les ténèbres redoublent ; c’est à peine si la blanche étendue du désert, tout à l’heure si visible, se distingue de la noire voussure du firmament.
Au milieu de cette obscurité, on entend des bruits confus, étranges.
On dirait le vol tour à tour crépitant ou appesanti de grands oiseaux de nuit qui, éperdus, rasent la steppe et s’y abattent.
Mais on n’entend pas un cri.
Cette muette épouvante annonce l’approche d’un de ces imposants phénomènes qui frappent de terreur tous les êtres animés, des plus féroces aux plus inoffensifs... Une aurore boréale, spectacle si magnifique et si fréquent dans les régions polaires, resplendit tout à coup...
À l’horizon se dessine un demi-globe d’éclatante clarté. Du centre de ce foyer éblouissant jaillissent d’immenses colonnes de lumière, qui, s’élevant à des hauteurs incommensurables, illuminent le ciel, la terre, la mer... Alors ces reflets, ardents comme ceux d’un incendie, glissent sur la neige du désert, empourprent la cime bleuâtre des montagnes de glace et colorent d’un rouge sombre les hautes roches noires des deux continents...
Après avoir atteint ce rayonnement magnifique, l’aurore boréale pâlit peu à peu, ses vives clartés s’éteignirent dans un brouillard lumineux.
À ce moment, grâce à un singulier effet de mirage, fréquent dans ces latitudes, quoique séparée de la Sibérie par la largeur d’un bras de mer, la côte américaine sembla tout à coup si rapprochée, qu’on aurait cru pouvoir jeter un pont de l’un à l’autre monde.
Alors, au milieu de la vapeur azurée qui s’étendait sur les deux terres, deux figures humaines apparurent.
Sur le cap sibérien, un homme à genoux étendait les bras vers l’Amérique avec une expression de désespoir indéfinissable.
Sur le promontoire américain, une femme jeune et belle répondait au geste désespéré de cet homme en lui montrant le ciel.
Pendant quelques secondes, ces deux grandes figures se dessinèrent ainsi, pâles et vaporeuses, aux dernières lueurs de l’aurore boréale.
Mais le brouillard s’épaississant peu à peu, tout disparut dans les ténèbres.
D’où venaient ces deux êtres qui se rencontraient ainsi sous les glaces polaires, à l’extrémité des mondes ?
Quelles étaient ces deux créatures, un instant rapprochées par un mirage trompeur, mais qui semblaient séparées pour l’éternité ?
Morok
Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin.
Quoiqu’il soit encore jour, une lampe de cuivre à quatre becs éclaire les murailles lézardées d’un vaste grenier dont l’unique fenêtre est fermée à la lumière ; une échelle, dont les montants dépassent la baie d’une trappe ouverte, sert d’escalier. Çà et là, jetés sans ordre sur le plancher, sont des chaînes de fer, des carcans à pointes aiguës, des caveçons à dents de scie, des muselières hérissées de clous, de longues tiges d’acier emmanchées de poignées de bois.
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