Arthur était fait. Voyez, par cet extrait de la préface, s’il avait bien suivi le conseil de Goubaux.

« Le personnage d’Arthur n’est pas une fiction... son caractère, une invention d’écrivain ; les principaux événements de sa vie sont racontés naïvement ; presque toutes les particularités en sont vraies.

« Attiré vers lui par un attrait aussi inexplicable qu’irrésistible, mais souvent forcé de l’abandonner, tantôt avec une sorte d’horreur, tantôt par un sentiment de pitié douloureuse, j’ai longtemps connu, quelquefois consolé, mais toujours profondément plaint cet homme singulier et malheureux.

« Si, afin de rassembler les souvenirs d’hier, et presque stéréotypés dans ma mémoire, j’ai choisi ce cadre : Journal d’un inconnu, c’est que j’ai cru que ce mode d’affirmation, pour ainsi dire personnelle, donnerait encore plus d’autorité, d’individualité au caractère neuf et bizarre d’Arthur, dont ces pages sont le plus intime, le plus fidèle reflet.

« En effet, une puissance rare : l’attraction ; un penchant peu vulgaire : la défiance de soi, servent de double pivot à cette nature excentrique qui emprunte toute son originalité de la combinaison étroite, et pourtant anormale, de ces deux contrastes.

« En d’autres termes : qu’un homme doué d’un très grand attrait, soit, sinon présomptueux, du moins confiant en lui, rien de plus simple ; qu’un homme sans intelligence ou sans dehors soit défiant de lui, rien de plus naturel.

« Qu’au contraire, un homme réunissant, par hasard, les dons de l’esprit, de la nature et de la fortune, plaise, séduise, mais qu’il ne croie pas au charme qu’il inspire ; et cela, parce qu’ayant la conscience de sa misère et de son égoïsme, et que, jugeant les autres d’après lui, il se défie de tous, parce qu’il doute de son propre cœur ; que, doué pourtant de penchants généreux et élevés auxquels il se laisse parfois entraîner, bientôt il les refoule impitoyablement en lui de crainte d’en être dupe, parce qu’il juge ainsi le monde, qu’il les croit, sinon ridicules, du moins funestes à celui qui s’y livre ; ces contrastes ne semblent-ils pas un curieux sujet d’étude ?

« Qu’on joigne, enfin, à ces deux bases primordiales du caractère, des instincts de tendresse, de confiance, d’amour et de désœuvrement, sans cesse contrariés par une défiance incurable, ou flétris dans leur germe par une connaissance fatale et précoce des plaies morales de l’espèce humaine ; un esprit souvent accablé, inquiet, chagrin, analytique, mais d’autres fois vif, ironique et brillant ; une fierté, ou plutôt une susceptibilité à la fois si irritable, si ombrageuse et si délicate, qu’elle s’exalte jusqu’à une froide et implacable méchanceté si elle se croit blessée, ou qu’elle s’épanche en regrets touchants et désespérés, lorsqu’elle a reconnu l’injustice de ses soupçons ; et on aura les principaux traits de cette organisation.

« Quant aux accessoires de la figure principale de ce récit, quant aux scènes de la vie du monde, parmi lesquelles on la voit agir, l’auteur de ce livre en reconnaît d’avance la pauvreté stérile ; mais il pense que les mœurs de la société, aujourd’hui, n’en présentent pas d’autres, ou, du moins, il avoue n’avoir pas su les découvrir.

« Ceci dit à propos de cet ouvrage, ou plutôt de cette longue, trop longue peut-être, étude biographique, passons.

« Un écrivain n’ayant guère d’autre moyen de répondre à la critique d’une œuvre que dans la préface d’une autre, je dirai donc deux mots sur une question soulevée par mon dernier ouvrage (Latréaumont), et posée avec une flatteuse bienveillance par ceux-ci, avec une haute et grave sévérité par ceux-là ; ici, avec amertume, là avec ironie, ailleurs avec dédain.

« Cette question est de savoir si je renonce à cette conviction, taxée, selon chacun, de paradoxe, de calomnie sociale, de triste vérité, de misérable raillerie, ou de thèse inféconde ; cette question est de savoir, dis-je, si je renonce à cette conviction, que la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas.

« Et, d’abord, bien que rien ne lui semble plus pénible que de parler de soi, l’auteur de ce livre ne peut se lasser de répéter qu’il n’a pas la moindre des prétentions philosophiques qu’on lui accorde, qu’on lui suppose ou qu’on lui reproche ; que, dans ses ouvrages sérieux ou frivoles, qu’il s’agisse d’histoire, de comédie ou de romans, il n’a jamais voulu formuler de système ; qu’il a toujours écrit selon ce qu’il a ressenti, ce qu’il a vu, ce qu’il a lu, sans vouloir imposer sa foi à personne.

« Seulement, ce qui autrefois avait été, pour lui, plutôt la prévision de l’instinct que le résultat de l’expérience, a pris, à ses yeux, l’impérieuse autorité d’un fait.

« Que si, enfin, il semble renoncer, non à sa triste croyance, mais à signaler, même dans ses propres ouvrages, les observations ou les preuves irrécusables qu’il pourrait citer à l’appui de sa conviction, c’est qu’à cette heure, plus avancé dans la vie, il sait qu’une intelligence ordinaire suffit pour faire triompher une erreur, mais que le privilège de consacrer, d’accréditer les vérités éternelles est réservé au génie ou à la divinité.

« En un mot, ne voulant pas hasarder ici un rapprochement facile et sacrilège entre la vie sublime et la mort infamante du divin Sauveur (véritable symbole de sa pensée), il reconnaît humblement que Galilée seul pouvait dire du fond de son cachot : E pur si muove ! »

Eugène Sue

 

Eugène suivit en tout point le conseil de Goubaux. Sur les vingt mille francs d’Arthur, il paya six ou sept mille francs de dettes.

De là date l’amitié de Goubaux pour Eugène Sue ; et l’espèce de vénération qu’Eugène Sue avait pour Goubaux.

Un jour, il lui disait :

– Tout homme a la chose qu’il aime selon son utilité, et son ami qu’il compare à cette chose. Ainsi, moi-même, j’ai des amis que j’aime, les uns comme mes bagues, les autres comme mon argenterie, les autres comme mes chevaux ; vous, mon cher Goubaux, vous êtes ma ferme de Beauce.

Et il ne lui écrivait jamais que : « Ma chère ferme de Beauce. »

Et il avait raison ; car Goubaux était non seulement l’homme du conseil moral, mais encore l’homme du conseil littéraire.

Vers 1839 ou 1840, le cœur d’Eugène Sue se reprit d’un grand amour. Cette passion, qui avait commencé comme un caprice à la manière du pari de M. de Richelieu dans Mademoiselle de Belle-Isle, devait tenir une grande place dans la vie du romancier.

Cette fois, celle qu’il aimait et dont il était aimé, était une des femmes les plus distinguées et les plus intelligentes de Paris.

Ce fut, ayant à sa droite Goubaux, qui était sa raison, et à sa gauche cette femme, qui était sa lumière, qu’Eugène Sue fit ses deux meilleurs romans, Mathilde et Les Mystères de Paris.

Mathilde ne fut point estimée à sa valeur ; Les Mystères de Paris furent estimés au-delà de la leur.

Disons comment se fit ce livre, attaquable sur tant de points, mais si magnifique sur tant d’autres, et qui devait avoir une influence si grande et si inattendue sur l’avenir de son auteur.

Souvent, Goubaux, en causant avec Eugène Sue, lui avait dit :

– Mon cher Eugène, vous croyez connaître le monde et vous n’en avez vu que la surface ; vous croyez connaître les hommes et les femmes, et vous n’avez vu et fréquenté qu’une classe de la société. Il y a une chose au milieu de laquelle vous vivez que vous ne voyez pas, qui vous coudoie éternellement, qui vous porte, vous soulève, vous caresse ou vous brise, comme l’océan porte, soulève, caresse ou brise un vaisseau : c’est le peuple ! Ce peuple, jamais on ne l’entrevoit même dans vos livres ; vous le dédaignez, vous le méprisez, vous le mettez à néant, vous le traitez comme un zéro, et cela, sans le connaître. Voyez donc le peuple, étudiez-le donc, appréciez-le donc ; c’est un cinquième élément que la physique a oublié de classer, et qui attend son historien, son romancier, son poète. Vous avez assez vécu jusqu’aujourd’hui dans les régions supérieures de la société ; descendez dans les classes inférieures ; c’est là, croyez-moi, que sont les grandes douleurs, les grandes misères, les grands crimes, mais aussi les grands dévouements et les grandes vertus.

– Mon cher ami, répondait Eugène Sue, je n’aime pas ce qui est sale et ce qui sent mauvais.

– Médecin des corps, répondait le philosophe, vous avez fouillé dans la puanteur et la pourriture des cadavres pour chercher les remèdes physiques ; médecin de l’âme, fouillez dans la puanteur et la pourriture sociales pour chercher les remèdes moraux.

Mais Eugène Sue secouait la tête.

Un jour, enfin, il se décida.

Il acheta une vieille blouse grise couverte de taches de couleur, et qui avait appartenu à quelque peintre vitrier, se coiffa d’une casquette, passa un pantalon de toile, chaussa de gros souliers, salit ses mains, dont il avait un soin tout particulier, et s’en alla dîner dans un cabaret de la rue aux Fèves. Le hasard le servit.

Il assista à une rixe grave. Les acteurs de cette rixe lui donnèrent les types de Fleur-de-Marie et du Chourineur ; du Chourineur, de l’homme qui voit rouge, c’est-à-dire d’une création qui peut lutter avec ce que les plus grands créateurs ont fait de plus beau.

Il rentra, et, sans savoir où cela le mènerait, il fit les deux premiers chapitres des Mystères de Paris, comme il avait fait les deux premiers chapitres d’Arthur ; puis un troisième, qui s’y rattachait tant bien que mal : c’était un souvenir de la salle d’armes, de boxe et de bâton de lord Seymour.

Rodolphe, à ce moment, n’était pas encore prince régnant.

Ces trois chapitres faits, il envoya chercher Goubaux et les lui lut.

Goubaux trouva les deux premiers chapitres excellents, mais le troisième mal soudé, inutile d’ailleurs. Il fut sacrifié séance tenante.

Eugène Sue n’avait aucun amour-propre, et jetait ses manuscrits au feu avec une extrême facilité.

Il fut, en outre, convenu qu’un roman de cette forme et dans cette couleur ne pouvait passer dans un journal.

– Cela tombe à merveille, dit Eugène Sue : mon libraire m’a demandé de lui rendre le service de lui donner un livre inédit.

Eugène Sue discuta avec Goubaux le plan de trois ou quatre autres chapitres, qui furent arrêtés.

C’était un horizon immense pour Eugène Sue, que quatre chapitres, lui qui, d’habitude, trouvait au hasard de la plume et faisait au jour le jour.

Goubaux parti, Eugène Sue écrivit à son libraire et lui lut les deux chapitres. Il fut convenu que le roman aurait deux volumes et ne serait pas mis dans un journal.

Quinze jours après, le libraire était en possession de son premier volume, et avait l’idée d’aller le vendre au Journal des débats.

Dès leur apparition, Les Mystères de Paris eurent un tel succès, qu’il fut convenu qu’au lieu de deux volumes, on en ferait quatre, puis six, puis huit, puis dix, je crois.

De là vient la lassitude et l’affaiblissement des quatre derniers volumes, la déviation des caractères, et les notes nombreuses, destinées à faire passer certaines oppositions trop brutales, comme, par exemple, celle de Fleur-de-Marie, fille publique au premier chapitre, et vierge et martyre au dernier ; de plus, chanoinesse !

Le jour où Eugène Sue eut l’idée d’en faire une chanoinesse, ce fut fête rue de la Pépinière. Il crut avoir trouvé un admirable paradoxe social.

Mais, malgré tous les défauts de l’ouvrage, Les Mystères de Paris étaient un livre immense : le peuple y jouait son rôle, un grand rôle.

L’amélioration des classes inférieures était représentée dans la personne du Chourineur.

Morel le lapidaire était un beau type de vertu.

Les misères du peuple y étaient décrites d’une façon poignante.

Le succès fut universel, et, chose étrange, se répandit surtout dans les couches supérieures de la société.

Tous les jours, Eugène Sue recevait, de quelque main invisible, cent francs, deux cents francs, et jusqu’à trois cents francs, avec des billets dans le genre de celui-ci :

 

Monsieur,

Nous ignorions qu’il existât des misères pareilles à celles que vous nous avez racontées ; car, pour les si bien dépeindre, vous avez dû nécessairement les voir. Appliquez donc à quelque bonne œuvre la somme que j’ai l’honneur de vous envoyer.

 

Et alors seulement, Eugène Sue comprit quel admirable conseil lui avait donné Goubaux.

Il se mit à aimer le peuple, qu’il avait peint, qu’il soulageait, et qui, de son côté, lui faisait son plus grand, son plus beau succès.

Dans la répartition des aumônes qu’il était chargé de faire, il se taxa lui-même à trois cents francs par mois, et, jusqu’à l’heure de sa mort, en exil comme en France, alla souvent au-delà, mais ne demeura jamais en deçà de cette somme.

Au milieu de l’étonnement naïf que lui causait cette espèce de découverte d’un monde inconnu, une suite d’articles de La Démocratie pacifique vint le surprendre.

Le journal phalanstérien le présentait à ses lecteurs non seulement comme un grand romancier, mais encore comme un grand philosophe socialiste.

Dès ce moment, Eugène Sue vit la portée inconnue de l’œuvre qu’il avait produite ; il vit la nouvelle voie qui lui était ouverte ; il réfléchit un instant ; puis, convaincu qu’il y avait plus de bien à faire dans celle-là que dans celle qu’il avait suivie jusqu’alors, il s’y engagea résolument.

Les Mystères de Paris, qui avaient beaucoup fait pour la réputation d’Eugène Sue, ne firent rien, momentanément du moins, pour sa fortune : le libraire y gagna tout, lui presque rien.

Mais, aux yeux de la France, aux yeux du monde entier, Eugène Sue fut le premier romancier de son époque : jamais, peut-être, enthousiasme pour une œuvre ne fut plus universel que pour Les Mystères de Paris.

L’argent, le premier des flatteurs et le plus grand des poltrons, courut au succès.

M. le docteur Véron, l’ancien collègue d’Eugène Sue, venait d’acheter Le Constitutionnel expirant. Le malheureux journal, saigné tous les jours par les coups d’épingle des autres journaux, était sur le point de mourir d’épuisement ; M. le docteur Véron résolut de le faire revivre avec Eugène Sue.

Il alla trouver l’auteur des Mystères de Paris, fit avec lui un traité de quinze ans ; pendant quinze ans, Eugène Sue devait produire dix volumes par an, en échange desquels M. le docteur Véron devait lui compter cent mille francs.

M. le docteur Véron partageait dans le produit de l’étranger.

Alors, poursuivant sa voie nouvelle, c’est-à-dire la voie socialiste, Eugène Sue publie Le Juif errant, Martin, Les Sept Péchés capitaux.

Grâce à l’admirable marché qui lui avait été fait, il avait pu payer ses dettes, et retrouver, en partie du moins, cet ancien luxe qui lui était si nécessaire. Il avait sa maison de la rue de la Pépinière, à Paris, et son château des Bordes.

Ce château des Bordes lui a été tant reproché, qu’il faut que nous disions un peu ce que c’était que ce fameux château, où nous l’avons été voir en 1846 ou 1847.

Les Bordes, c’est-à-dire le véritable château, appartenaient à son beau-frère, M. Caillard.

À l’extrémité du parc, il y avait une espèce de grange abandonnée.

Eugène Sue, qui logeait aux Bordes, mais qui n’y trouvait pas toutes les conditions de liberté et de solitude désirables pour son travail, demanda à son beau-frère de lui céder cette grange, ce qu’il n’eut pas de peine à obtenir.

Il la fit diviser en plusieurs compartiments, y ajouta une serre, et ce fut le château des Bordes.

Eh ! mon Dieu, oui, un véritable château ; le goût est un enchanteur dont la baguette bâtit des palais.

Avec des fleurs, des étoffes, de l’argenterie, des vases de Chine, l’enchanteur, qui de rien avait fait Mathilde et Les Mystères de Paris, fit d’une grange un palais.

Là, son cœur, usé, brisé, desséché par les amours parisiennes, retrouva une certaine fraîcheur ; là, l’homme qui, depuis dix ans, n’aimait plus, aima de nouveau.

Ce fut toute une idylle dans sa vie. Au milieu de cette existence devenue un désert, surgit tout à coup une source d’eau vive ; puis un ruisseau au doux murmure traça son lit au milieu des sables arides, et, aux bords de ce ruisseau, poussèrent toutes les fleurs de la jeunesse et de l’innocence, les bluets et les boutons d’or, les pâquerettes et les myosotis.

C’était une jeune fille du peuple, petite, brune, modeste ; elle était brunisseuse de son état, et était entrée chez Eugène Sue pour avoir soin de l’argenterie, qui était une des passions de notre pauvre ami. Comment s’appelait-elle ? Je n’en sais rien ; lui l’appelait Fleur-de-Marie.

Jamais elle n’essaya de sortir de l’humble position qu’elle occupait ; jamais Eugène Sue n’essaya de la produire. On rencontrait la douce et belle enfant dans les corridors, dans les antichambres, dans les vestibules ; elle glissait et disparaissait comme une ombre ; mais jamais on ne la vit ni dans la salle à manger, ni dans le salon.

Ces deux ans passés entre cette jeune fille et ses lévriers furent peut-être les deux plus douces, les deux plus limpides, les deux plus sereines années de la vie d’Eugène Sue.

Hélas ! les jours de la tempête allaient venir. Dieu, qui voulait sans doute éprouver le poète, lui enleva celle qui, partout, en France comme en exil, eût empêché qu’il ne fût tout à fait malheureux.

Fleur-de-Marie se donna, contre le volet d’un meuble ouvert, un coup à la tête ; elle n’y fit point attention d’abord ; un abcès se forma, et elle en mourut.

Elle avait passé, dans cette vie agitée, comme un rayon de soleil, comme un parfum, comme un murmure ; mais elle y laissait un souvenir éternel.

Eugène Sue fut au désespoir, et voilà où fut en lui l’immense progrès.

Dix ans auparavant, il eût cherché l’oubli dans la débauche, la distraction dans l’orgie ; il ne chercha ni à oublier, ni à se distraire. Il pleura et fit le bien.

Cette douleur marqua en lui la complète séparation de l’ancien homme et du nouveau.

Disons une des choses intelligentes et bonnes qu’il faisait là-bas, entre mille autres.

Il attelait deux de ses chevaux à une grande charrette garnie de paille, et il allait prendre chez eux tous les pauvres petits enfants qui, demeurant trop loin de l’école, eussent eu de la peine à s’y rendre à pied, surtout par le mauvais temps ; il les conduisait à l’école, puis les faisait reprendre et ramener chez eux le soir ; de sorte que ce qui eût été, pour toute cette jeunesse, une fatigue, devenait, grâce à lui, une sorte de fête.

Aussi était-il adoré aux Bordes.

Ce fut là que vint le surprendre la révolution de 1848, à laquelle toutes les intelligences contribuèrent, tant elle était dans les desseins de Dieu.

Il continuait son œuvre littéraire au milieu des coups de fusil et des émeutes, lorsqu’en 1850, il fut nommé représentant du peuple par les électeurs de la Seine, sans avoir rien fait pour la réussite de cette élection.

En effet, Sue n’était point d’une nature militante, et n’avait qu’à perdre à entrer dans la vie politique, et surtout dans la vie politique parlementaire.

Il était loin d’être éloquent, avait la langue embarrassée, zézayait en parlant, et n’avait pas même dans la conversation ce brio pour lequel beaucoup de gens inférieurs eussent pu lui donner des leçons.

Puis ses affaires s’embarrassaient de nouveau.

M. le docteur Véron était venu le trouver ; mais, cette fois, non pas pour hausser le prix de vente de ses livres.

Le résultat de la conférence fut, je crois, qu’Eugène Sue ne dut plus faire que sept volumes par an, au lieu de dix, et que Le Constitutionnel ne dut plus les payer que sept mille francs, au lieu de dix mille.

Or, sur ces sept mille francs, il y avait, je ne sais trop comment ni pourquoi, trois mille francs à payer au libraire ; de sorte que le libraire, qui ne faisait rien, qui ne publiait même pas, gagnait presque autant qu’Eugène Sue, qui, ayant le travail extrêmement difficile, s’exténuait à produire.

Et même, de ce nouveau traité, Le Constitutionnel ne publia que quatre volumes des Sept Péchés capitaux.

Le 2 décembre arriva.

Eugène Sue ne fut porté sur aucune liste de proscription ; mais le comte d’Orsay, notre ami commun, lui donna le conseil de s’expatrier volontairement.

Eugène Sue suivit ce conseil. Il se retira à Annecy, en Savoie, chez un de ses amis, M.