Qu’on en juge...
Djalma, le visage tourné vers la gauche, appuyait sa tête sur son bras plié ; il fallait d’abord, sans le réveiller, le forcer de tourner sa figure vers la droite, c’est-à-dire vers la porte, afin que dans le cas où il s’éveillerait à demi, son regard ne pût tomber sur l’Étrangleur. Celui-ci, pour accomplir ses projets, devait rester plusieurs minutes dans la cabane.
Le ciel blanchit de plus en plus... La chaleur arrivait à son dernier degré d’intensité ; tout concourait à jeter Djalma dans la torpeur et favorisait les desseins de l’Étrangleur... S’agenouillant alors près de Djalma, il commença, du bout de ses doigts souples et frottés d’huile, d’effleurer le front, les tempes et les paupières du jeune Indien, mais avec une si extrême délicatesse que le contact des deux épidermes était à peine sensible... Après quelques secondes de cette espèce d’incantation magnétique, la sueur qui baignait le front de Djalma devint plus abondante ; il poussa un soupir étouffé, puis, deux ou trois fois, les muscles de son visage tressaillirent, car ces attouchements, trop légers pour l’éveiller, lui causaient pourtant un sentiment de malaise indéfinissable... Le couvant d’un œil inquiet, ardent, l’Étrangleur continua sa manœuvre avec tant de patience, tant de dextérité, que Djalma, toujours endormi, mais ne pouvant supporter davantage cette sensation vague et cependant agaçante, dont il ne se rendait pas compte, porta machinalement sa main droite à sa figure, comme s’il eût voulu se débarrasser du frôlement importun d’un insecte... Mais la force lui manqua ; presque aussitôt sa main, inerte et appesantie, retomba sur sa poitrine...
Voyant, à ce symptôme, qu’il touchait au but désiré, l’Étrangleur réitéra ses attouchements sur les paupières, sur le front, sur les tempes, avec la même adresse... Alors Djalma, de plus en plus accablé, anéanti sous une lourde somnolence, n’ayant pas sans doute la force ou la volonté de porter sa main à son visage, détourna machinalement sa tête, qui retomba languissante sur son épaule droite, cherchant, par ce changement d’attitude, à se soustraire à l’impression désagréable qui le poursuivait.
Ce premier résultat obtenu, l’Étrangleur put agir librement. Voulant rendre alors aussi profond que possible le sommeil qu’il venait d’interrompre à demi, il tâcha d’imiter le vampire, et, simulant le jeu d’un éventail, il agita rapidement ses deux mains étendues autour du visage brûlant du jeune Indien... À cette sensation de fraîcheur inattendue et si délicieuse au milieu d’une chaleur suffocante, les traits de Djalma s’épanouirent machinalement ; sa poitrine se dilata ; ses lèvres entrouvertes aspirèrent cette brise bienfaisante, et il tomba dans un sommeil d’autant plus invincible qu’il avait été contrarié, et qu’il s’y livrait alors sous l’influence d’une sensation de bien-être. Un rapide éclair illumina de sa lueur flamboyante la voûte ombreuse qui abritait l’ajoupa ; craignant qu’au premier coup de tonnerre le jeune Indien ne s’éveillât brusquement, l’Étrangleur se hâta d’accomplir son projet.
Djalma, couché sur le dos, avait la tête penché sur son épaule droite, et son bras gauche étendu ; l’Étrangleur, blotti à sa gauche, cessa peu à peu de l’éventer ; puis il parvint à relever, avec une incroyable dextérité, jusqu’à la saignée, la large et longue manche de mousseline blanche qui cachait le bras gauche de Djalma.
Tirant alors de la poche de son caleçon une petite boîte de cuivre, il y prit une aiguille d’une finesse, d’une acuité extraordinaire, et un tronçon de racine noirâtre. Il piqua plusieurs fois cette racine avec l’aiguille. À chaque piqûre il en sortait une liqueur blanche et visqueuse. Lorsque l’Étrangleur crut l’aiguille suffisamment imprégnée de ce suc, il se courba et souffla doucement sur la partie interne du bras de Djalma, afin d’y causer une nouvelle sensation de fraîcheur ; alors, à l’aide de son aiguille, il traça presque imperceptiblement, sur la peau du jeune homme endormi, quelques signes mystérieux et symboliques. Ceci fut exécuté avec tant de prestesse, la pointe de l’aiguille était si fine, si acérée, que Djalma ne ressentit pas la légère érosion qui effleura son épiderme. Bientôt les signes que l’Étrangleur venait de tracer apparurent d’abord en traits d’un rose pâle à peine sensible, et aussi déliés qu’un cheveu ; mais telle était la puissance corrosive et lente du suc dont l’aiguille était imprégnée, que, en s’infiltrant et s’extravasant peu à peu sous la peau, il devait au bout de quelques heures devenir d’un rouge violet, et rendre ainsi très apparents ces caractères alors presque invisibles.
L’Étrangleur, après avoir si heureusement accompli son projet, jeta un dernier regard de féroce convoitise sur l’Indien endormi, puis, s’éloignant de la natte en rampant, il regagna l’ouverture par laquelle il s’était introduit dans la cabane, rejoignit hermétiquement les deux lèvres de cette incision, afin d’ôter tout soupçon, et disparut au moment où le tonnerre commençait à gronder sourdement dans le lointain.[5]
Le contrebandier
L’orage du matin a depuis longtemps cessé. Le soleil est à son déclin ; quelques heures se sont écoulées depuis que l’Étrangleur s’est introduit dans la cabane de Djalma et l’a tatoué d’un signe mystérieux pendant son sommeil.
Un cavalier s’avance rapidement au milieu d’une longue avenue bordée d’arbres touffus.
Abrités sous cette épaisse voûte de verdure, mille oiseaux saluaient par leurs gazouillements et par leurs jeux cette resplendissante soirée ; des perroquets verts et rouges grimpaient à l’aide de leur bec crochu à la cime des acacias roses ; des maïna-maïnou, gros oiseau d’un bleu-lapis, dont la gorge et la longue queue ont des reflets d’or bruni, poursuivaient les loriots-princes d’un noir de velours nuancé d’orange ; les colombes de Kolo, d’un violet irisé, faisaient entendre leur doux roucoulement à côté d’oiseaux de paradis dont le plumage étincelant réunissait l’éclat prismatique de l’émeraude et du rubis, de la topaze et du saphir. Cette allée, un peu exhaussée, dominait un petit étang où se projetait çà et là l’ombre verte des tamarins et des nopals ; l’eau calme, limpide, laissait voir, comme incrustés dans une masse de cristal bleuâtre, tant ils sont immobiles, des poissons d’argent aux nageoires de pourpre, d’autres d’azur aux nageoires vermeilles ; tous sans mouvement à la surface de l’eau, où miroitait un éblouissant rayon de soleil, se plaisaient à se sentir inondés de lumière et de chaleur ; mille insectes, pierreries vivantes, aux ailes de feu, glissaient, voletaient, bourdonnaient sur cette onde transparente où se reflétaient à une profondeur extraordinaire les nuances diaprées des feuilles et des fleurs aquatiques du rivage.
Il est impossible de rendre l’aspect de cette nature exubérante, luxuriante de couleurs, de parfums, de soleil, et servant pour ainsi dire de cadre au jeune et brillant cavalier qui arrivait du fond de l’avenue. C’est Djalma. Il ne s’est pas aperçu que l’Étrangleur lui a tracé sur le bras gauche certains signes ineffaçables. Sa cavale javanaise, de taille moyenne, remplie de vigueur et de feu, est noire comme la nuit ; un étroit tapis rouge remplace la selle. Pour modérer les bonds impétueux de sa jument, Djalma se sert d’un petit mors d’acier dont la bride et les rênes, tressées de soie écarlate, sont légères comme un fil. Nul de ces admirables cavaliers si magistralement sculptés sur la frise du Parthénon n’est à la fois plus gracieusement et plus fièrement à cheval que ce jeune Indien, dont le beau visage, éclairé par le soleil couchant, rayonne de bonheur et de sérénité ; ses yeux brillent de joie ; les narines dilatées, les lèvres entrouvertes, il aspire avec délices la brise embaumée du parfum des fleurs et de la senteur de la feuillée, car les arbres sont encore humides de l’abondante pluie qui a succédé à l’orage. Un bonnet incarnat assez semblable à la coiffure grecque, posé sur les cheveux noirs de Djalma, fait encore ressortir la nuance dorée de son teint ; son cou est nu, il est vêtu de sa robe de mousseline blanche à larges manches, serrée à la taille par une ceinture écarlate ; un caleçon très ample, en tissu blanc, laisse voir la moitié de ses jambes nues, fauves et polies ; leur galbe, d’une pureté angélique, se dessine sur les flancs noirs de sa cavale, que Djalma presse légèrement de son mollet nerveux ; il n’a pas d’étriers ; son pied petit et étroit, est chaussé d’une sandale de maroquin rouge. La fougue de ses pensées, tour à tour impérieuse et contenue, s’exprimait pour ainsi dire par l’allure qu’il imposait à sa cavale : allure tantôt hardie, précipitée, comme l’imagination qui s’emporte sans frein ; tantôt calme, mesurée, comme la réflexion qui succède à une folle vision. Dans cette course bizarre, ses moindres mouvements étaient remplis d’une grâce fière, indépendante et un peu sauvage.
Djalma, dépossédé du territoire paternel par les Anglais, et d’abord incarcéré par eux comme prisonnier d’État après la mort de son père, tué les armes à la main (ainsi que M. Josué Van Daël l’avait écrit de Batavia à M. Rodin), a été ensuite mis en liberté. Abandonnant alors l’Inde continentale, accompagné du général Simon qui n’avait pas quitté les abords de la prison du fils de son ancien ami, le roi Kadja-Sing, le jeune Indien est venu à Batavia, lieu de naissance de sa mère, pour y recueillir le modeste héritage de ses aïeux maternels. Dans cet héritage, si longtemps dédaigné ou oublié par son père, se sont trouvés des papiers importants et la médaille, en tout semblable à celle que portent Rose et Blanche.
1 comment