Jovial l’entendait à demi-mot, et s’empressait de le remettre à terre. D’autres fois, sans doute pour éviter la monotonie, Jovial mordillait légèrement le havresac du soldat, qui semblait, ainsi que son chien, parfaitement habitué à ces joyeusetés.

Ces détails feront juger de l’excellent accord qui régnait entre les deux sœurs jumelles, le vieux soldat, le cheval et le chien.

La petite caravane s’avançait, assez impatiente d’atteindre avant la nuit le village de Mockern, que l’on voyait au sommet de la côte.

Dagobert regardait par moments autour de lui, et semblait rassembler ses souvenirs : peu à peu ses traits s’assombrirent lorsqu’il fut à peu de distance du moulin dont le bruit avait attiré son attention, il s’arrêta, et passa à plusieurs reprises ses longues moustaches entre son pouce et son index, seul signe qui révélât chez lui une émotion forte et concentrée.

Jovial ayant fait un brusque temps d’arrêt derrière son maître, Blanche, éveillée en sursaut par ce brusque mouvement, redressa la tête ; son premier regard chercha sa sœur, à qui elle sourit doucement ; puis toutes deux échangèrent un signe de surprise à la vue de Dagobert immobile, les mains jointes sur son long bâton, et paraissant en proie à une émotion pénible et recueillie...

Les orphelines se trouvaient alors au pied d’un tertre peu élevé, dont le faîte disparaissait sous le feuillage épais d’un chêne immense planté à mi-côte de ce petit escarpement. Rose, voyant Dagobert toujours immobile et pensif, se pencha sur sa selle, et, appuyant sa petite main blanche sur l’épaule du soldat, qui lui tournait le dos, elle lui dit doucement :

– Qu’as-tu donc Dagobert ?

Le vétéran se retourna ; au grand étonnement des deux sœurs, elles virent une grosse larme qui, après avoir tracé son humide sillon sur sa joue tannée, se perdait dans son épaisse moustache.

– Tu pleures... toi ! ! ! s’écrièrent Rose et Blanche profondément émues. Nous t’en supplions... dis-nous ce que tu as...

Après un moment d’hésitation, le soldat passa sur ses yeux sa main calleuse et dit aux orphelines d’une voix émue, en leur montrant le chêne centenaire auprès duquel elles se trouvaient :

– Je vais vous attrister, mes pauvres enfants... mais pourtant c’est comme sacré... ce que je vais vous dire... Eh bien ! il y a dix-huit ans... la veille de la grande bataille de Leipzig, j’ai porté votre père au pied de cet arbre... il avait deux coups de sabre sur la tête... un coup de feu à l’épaule... C’est ici que lui et moi, qui avais deux coups de lance pour ma part, nous avons été faits prisonniers... et par qui encore ? par un renégat... oui, par un Français, un marquis émigré, colonel au service des Russes... Enfin, un jour... vous saurez tout cela...

Puis, après un silence, le vétéran, montrant du bout de son bâton le village de Mockern, ajouta :

– Oui... oui, je m’y reconnais, voilà les hauteurs où votre brave père, qui nous commandait, nous et les Polonais de la garde, a culbuté les cuirassiers russes après avoir enlevé une batterie... Ah ! mes enfants, ajouta naïvement le soldat, il aurait fallu le voir, votre brave père, à la tête de notre brigade de grenadiers à cheval, lancer une charge à fond au milieu d’une grêle d’obus ! Il n’y avait rien de beau comme lui.

Pendant que Dagobert exprimait à sa manière ses regrets et ses souvenirs, les deux orphelines, par un mouvement spontané, se laissèrent légèrement glisser de cheval, et, se tenant par la main, allèrent s’agenouiller au pied du vieux chêne. Puis, là, pressées l’une contre l’autre, elles se mirent à pleurer, pendant que, debout derrière elles, le soldat, croisant ses mains sur son long bâton, y appuyait son front chauve.

– Allons... allons, il ne faut pas vous chagriner, dit-il doucement, au bout de quelques minutes, en voyant des larmes couler sur les joues vermeilles de Rose et Blanche toujours à genoux ; peut-être retrouverons-nous le général Simon à Paris, ajouta-t-il ; je vous expliquerai cela ce soir à la couchée... J’ai voulu exprès attendre ce jour-ci pour vous apprendre bien des choses sur votre père ; c’était une idée à moi... parce que ce jour est comme un anniversaire.

– Nous pleurons, parce que nous pensons aussi à notre mère, dit Rose.

– À notre mère, que nous ne reverrons plus que dans le ciel, ajouta Blanche.

Le soldat releva les orphelines, les prit par la main, et les regardant tour à tour avec une expression d’ineffable attachement, rendue plus touchante encore par le contraste de sa rude figure :

– Il ne faut pas vous chagriner ainsi, mes enfants. Votre mère était la meilleure des femmes, c’est vrai... Quand elle habitait la Pologne, on l’appelait la Perle de Varsovie ; c’était la perle du monde entier qu’on aurait dû dire... car dans le monde entier on n’aurait pas trouvé sa pareille... Non... non.

La voix de Dagobert s’altérait ; il se tut, et passa ses longues moustaches entre son pouce et son index, selon son habitude.

– Écoutez, mes enfants, reprit-il après avoir surmonté son attendrissement, votre mère ne pouvait vous donner que les meilleurs conseils, n’est-ce pas ?

– Oui, Dagobert.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’elle vous a recommandé avant de mourir ? De penser souvent à elle, mais sans vous attrister.

– C’est vrai ; elle nous a dit que Dieu, toujours bon pour les pauvres mères dont les enfants restent sur terre, lui permettrait de nous entendre du haut du ciel, dit Blanche.

– Et qu’elle aurait toujours les yeux ouverts sur nous, ajouta Rose.

Puis les deux sœurs, par un mouvement spontané rempli d’une grâce touchante, se prirent par la main, tournèrent vers le ciel leurs regards ingénus, et dirent avec l’adorable foi de leur âge :

– N’est-ce pas, mère... tu nous vois ?... tu nous entends ?...

– Puisque votre mère vous voit et vous entend, dit Dagobert ému, ne lui faites donc plus de chagrin en vous montrant tristes...