Elle vous l’a défendu.

– Tu as raison, Dagobert, nous n’aurons plus de chagrin.

Et les orphelines essuyèrent leurs yeux.

Dagobert, au point de vue dévot, était un vrai païen ; en Espagne, il avait sabré avec une extrême sensualité ces moines de toutes robes et de toutes couleurs qui, portant le crucifix d’une main et le poignard de l’autre, défendaient, non la liberté (l’inquisition la bâillonnait depuis des siècles), mais leurs monstrueux privilèges. Pourtant, Dagobert avait depuis quarante ans assisté à des spectacles d’une si terrible grandeur, il avait tant de fois vu la mort de près, que l’instinct de religion naturelle, commun à tous les cœurs simples et honnêtes, avait toujours surnagé dans son âme. Aussi, quoiqu’il ne partageât point la consolante illusion des deux sœurs, il eût regardé comme un crime d’y porter la moindre atteinte.

Les voyant moins tristes, il reprit :

– À la bonne heure, mes enfants, j’aime mieux vous entendre babiller comme vous faisiez ce matin et hier... en riant sous cape de temps en temps, et ne me répondant pas à ce que je vous disais... tant vous étiez occupées de votre entretien... Oui, oui, mesdemoiselles... voilà deux jours que vous paraissez avoir de fameuses affaires ensemble... Tant mieux, surtout si cela vous amuse.

Les deux sœurs rougirent, échangèrent un demi-sourire qui contrasta avec les larmes qui remplissaient encore leurs yeux, et Rose dit au soldat avec un peu d’embarras :

– Mais non, je t’assure, Dagobert, nous parlions de choses sans conséquence.

– Bien, bien, je ne veux rien savoir... Ah ça ! reposez-vous quelques moments encore, et puis en route ; car il se fait tard, et il faut que nous soyons à Mockern avant la nuit... pour nous remettre en route demain matin de bonne heure.

– Nous avons encore bien, bien du chemin ? demanda Rose.

– Pour aller jusqu’à Paris ?... Oui, mes enfants, une centaine d’étapes... nous n’allons pas vite, mais nous avançons... nous voyageons à bon marché, car notre bourse est petite ; un cabinet pour vous, une paillasse et une couverture pour moi à votre porte avec Rabat-Joie sur mes pieds, une litière de paille fraîche pour le vieux Jovial, voilà nos frais de route ; je ne parle pas de la nourriture, parce que vous mangez à vous deux comme une souris, et que j’ai appris en Égypte et en Espagne à n’avoir faim que quand ça se pouvait...

– Et tu ne dis pas que, pour économiser davantage encore, tu veux faire toi-même notre petit ménage en route, et que tu ne nous laisses jamais t’aider.

– Enfin, bon Dagobert, quand on pense que tu savonnes presque chaque soir à la couchée... comme si ce n’était pas nous... qui...

– Vous ! dit le soldat en interrompant Blanche ; je vais vous laisser gercer vos jolies petites mains dans l’eau de savon, n’est-ce pas ? D’ailleurs, est-ce qu’en campagne un soldat ne savonne pas son linge ? Tel que vous me voyez, j’étais la meilleure blanchisseuse de mon escadron... et comme je repasse, hein ? sans me vanter.

– Le fait est que tu repasses très bien, très bien...

– Seulement tu roussis quelquefois... dit Rose en souriant.

– Quand le fer est trop chaud, c’est vrai... Dame... j’ai beau l’approcher de ma joue... ma peau est si dure que je ne sens pas le trop de chaleur... dit Dagobert avec un sérieux imperturbable.

– Tu ne vois pas que nous plaisantons, bon Dagobert.

– Alors, mes enfants, si vous trouvez que je fais bien mon métier de blanchisseuse, continuez-moi votre pratique, c’est moins cher, et en route il n’y a pas de petite économie, surtout pour de pauvres gens comme nous ; car il faut au moins que nous ayons de quoi arriver à Paris... Nos papiers et la médaille que vous portez feront le reste : il faut l’espérer du moins...

– Cette médaille est sacrée pour nous... notre mère nous l’a donnée en mourant...

– Aussi, prenez bien garde de la perdre, assurez-vous de temps en temps que vous l’avez.

– La voilà, dit Blanche.

Et elle tira de son corsage une petite médaille de bronze qu’elle portait au cou, suspendue par une chaînette de même métal.

Cette médaille offrait sur ses deux faces les inscriptions ci-dessous :

 

Victime

de

L. C. D. J.

priez pour moi.

Paris,

le 13 février 1682.

À Paris,

rue St-François, no 3

dans un siècle et demi

vous serez

le 13 février 1832.

Priez pour moi.

 

– Qu’est-ce que cela signifie, Dagobert ? reprit Blanche en considérant ces lugubres inscriptions. Notre mère n’a pu nous le dire.

– Nous parlerons de tout cela ce soir à la couchée, répondit Dagobert ; il se fait tard, partons ; serrez bien cette médaille... et en route ! nous avons près d’une heure de marche avant d’arriver à l’étape... Allons, mes pauvres enfants, encore un coup d’œil à ce tertre où votre brave père est tombé... et à cheval ! à cheval !

Les deux orphelines jetèrent un dernier et pieux regard sur la place qui avait rappelé de si pénibles souvenirs à leur guide, et, avec son aide, remontèrent sur Jovial.

Ce vénérable animal n’avait pas songé un moment à s’éloigner ; mais, en vétéran d’une prévoyance consommée, il avait provisoirement mis les moments à profit en prélevant sur le sol étranger une large dîme d’herbe verte et tendre, le tout aux regards quelque peu envieux de Rabat-Joie, commodément établi sur le pré, son museau allongé entre ses deux pattes de devant ; au signal du départ, le chien reprit son poste derrière son maître.