Leur entretien les intéressait beaucoup; car, depuis quelques jours, elles avaient un secret, un grand secret, qui souvent faisait battre leur coeur virginal, agitait leur sein naissant, changeait en incarnat le rose de leurs joues, et voilait quelquefois en langueur inquiète et rêveuse leurs grands yeux d'un bleu si doux.
Rose, ce soir-là, occupait le bord du lit, ses deux bras arrondis se croisaient derrière sa tête, qu'elle tournait à demi vers sa soeur; celle-ci, accoudée sur le traversin, la regardait en souriant, et lui disait:
— Crois-tu qu'il vienne encore cette nuit?
— Oui, car hier… il nous l'a promis.
— Il est si bon… il ne manquera pas à sa promesse.
— Et puis si joli, avec ses longs cheveux blonds bouclés.
— Et son nom… quel nom charmant… comme il va bien à sa figure!
— Et quel doux sourire, et quelle douce voix, quand il nous dit, en nous prenant la main: «Mes enfants, bénissez Dieu de ce qu'il vous a donné la même âme… Ce que l'on cherche ailleurs, vous le trouverez en vous-mêmes.»
—» Puisque vos deux coeurs n'en font qu'un…» a-t-il ajouté.
— Quel bonheur pour nous de nous souvenir de toutes ses paroles, ma soeur!
— Nous sommes si attentives! Tiens… te voir l'écouter, c'est comme si je me voyais l'écouter moi-même, mon cher petit miroir! dit Rose en souriant et en baisant sa soeur au front. Eh bien, quand il parle, tes yeux… ou plutôt nos yeux… sont grands, grands ouverts, nos lèvres s'agitent comme si nous répétions en nous-mêmes chaque mot après lui. Il n'est pas étonnant que, de ce qu'il dit, rien ne soit oublié de nous.
— Et ce qu'il dit est si beau, si noble, si généreux!
— Puis, n'est-ce pas, ma soeur, à mesure qu'il parle, que de bonnes pensées on sent naître en soi! Pourvu que nous nous les rappelions toujours!
— Sois tranquille, elles resteront dans notre coeur, comme de petits oiseaux dans le nid de leur mère.
— Sais-tu, Rose, que c'est un grand bonheur qu'il nous aime toutes deux à la fois?
— Il ne pouvait faire autrement, puisque nous n'avons qu'un coeur à nous deux.
— Comment aimer Rose sans aimer Blanche?
— Que serait devenue la délaissée?
— Et puis il aurait été si embarrassé de choisir!
— Nous nous ressemblons tant!
— Aussi, pour s'épargner cet embarras, dit Rose en souriant, il nous a choisies toutes deux.
— Cela ne vaut-il pas mieux? Il est seul à nous aimer… nous sommes deux à le chérir.
— Pourvu qu'il ne nous quitte pas jusqu'à Paris.
— Et qu'à Paris nous le voyions aussi.
— C'est surtout à Paris qu'il sera bon de l'avoir avec nous… et avec Dagobert… dans cette grande ville. Mon Dieu, Blanche, que cela doit être beau!
— Paris? ça doit être comme une ville d'or…
— Une ville où tout le monde doit être heureux… puisque c'est si beau!
— Mais nous, pauvres orphelines, oserons-nous y entrer seulement?… Comme on nous regardera!
— Oui… mais puisque tout le monde doit être heureux, tout le monde doit y être bon.
— Et l'on nous aimera…
— Et puis nous serons avec notre ami… aux cheveux blonds et aux yeux bleus.
— Il ne nous a encore rien dit de Paris…
— Il n'y aura pas songé. Il faudra lui en parler cette nuit.
— S'il est en train de causer… car souvent, tu sais, il a l'air d'aimer à nous contempler en silence, ses yeux sur nos yeux…
— Oui, et dans ces moments-là son regard me rappelle quelquefois le regard de notre mère chérie.
— Et elle… combien elle doit être heureuse de ce qui nous arrive… puisqu'elle nous voit!
— Car si l'on nous aime tant, c'est que sans doute nous le méritons.
— Voyez-vous, la vaniteuse! dit Blanche, en se plaisant à lisser, du bout de ses doits déliés, les cheveux de sa soeur séparés sur son front.
Après un moment de réflexion, Rose lui dit:
— Ne trouves-tu pas que nous devrions tout raconter à Dagobert?
— Si tu le crois, faisons-le.
— Nous lui dirons tout, comme nous disions tout à notre mère; pourquoi lui cacher quelque chose?…
— Et surtout quelque chose qui nous est un si grand bonheur.
— Ne trouves-tu pas que, depuis que nous connaissons notre ami, notre coeur bat plus vite et plus fort?
— Oui, on dirait qu'il est plus plein.
— C'est tout simple, notre ami y tient une si bonne petite place!
— Aussi nous ferons bien de dire à Dagobert quelle a été notre bonne étoile.
— Tu as raison.
À ce moment le chien grogna de nouveau sourdement.
— Ma soeur, dit Rose en se pressant contre Blanche, voilà encore le chien qui gronde; qu'est-ce qu'il a donc?
— Rabat-Joie… ne gronde pas; viens ici, reprit Blanche en frappant de sa petite main sur le bord de son lit.
Le chien se leva, fit encore un grognement sourd, et vint poser sur la couverture sa grosse tête intelligente, en jetant obstinément un regard de côté vers la croisée; les deux soeurs se penchèrent vers lui pour caresser son large front bossué vers le milieu par une protubérance remarquable, signe évident d'une grande pureté de race.
— Qu'est-ce que vous avez à gronder ainsi, Rabat-Joie? dit Blanche en lui tirant légèrement les oreilles, hein?… mon bon chien?
— Pauvre bête, il est toujours si inquiet quand Dagobert n'est pas là.
— C'est vrai, on dirait qu'il sait alors qu'il faut qu'il veille encore plus sur nous.
— Ma soeur, il me semble que Dagobert tarde bien à nous dire bonsoir.
— Sans doute il panse Jovial.
— Cela me fait songer que nous ne lui avons pas dit bonsoir, à notre vieux Jovial.
— J'en suis fâchée.
— Pauvre bête! il a l'air si content de nous lécher les mains…
— On croirait qu'il nous remercie de notre visite.
— Heureusement, Dagobert lui aura dit bonsoir pour nous.
_— _Bon Dagobert! il s'occupe toujours de nous; comme il nous gâte!… Nous faisons les paresseuses, et il se donne tout le mal.
— Pour l'en empêcher, comment faire?
— Quel malheur de n'être pas riches pour lui assurer un peu de repos.
— Riches… nous?… hélas! ma soeur, nous ne serons jamais que de pauvres orphelines.
— Mais cette médaille, enfin?
— Sans doute quelque espérance s'y rattache, sans cela nous n'aurions pas fait ce grand voyage.
— Dagobert nous a promis de nous tout dire ce soir. La jeune fille ne put continuer: deux carreaux de la croisée volèrent en éclats avec un grand bruit. Les orphelines, poussant un cri d'effroi, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, pendant que le chien se précipitait vers la croisée en aboyant avec furie… Pâles, tremblantes, immobiles de frayeur, étroitement enlacées, les deux soeurs suspendaient leur respiration; dans leur épouvante, elles n'osaient pas jeter les yeux du côté de la fenêtre. Rabat-Joie, les pattes de devant appuyées sur la plinthe, ne cessait pas ses aboiements irrités.
— Hélas!… qu'est-ce donc? murmurèrent les orphelines; et
Dagobert qui n'est pas là…
Puis, tout à coup, Rose s'écria en saisissant le bras de Blanche:
— Écoute!… écoute!… on monte l'escalier.
— Mon Dieu! il me semble que ce n'est pas la marche de Dagobert; entends-tu comme ces pas sont lourds?
— Rabat-Joie! ici tout de suite… vient nous défendre! s'écrièrent les deux soeurs au comble de l'épouvante.
En effet, des pas d'une pesanteur extraordinaire retentissaient sur les marches sonores de l'escalier de bois, et une espèce de frôlement singulier s'entendait le long de la mince cloison qui séparait la chambre du palier. Enfin un corps lourd tombant derrière la porte l'ébranla violemment. Les jeunes filles, au comble de la terreur, se regardèrent sans prononcer une parole; la porte s'ouvrit: c'était Dagobert. À sa vue, Rose et Blanche s'embrassèrent avec joie, comme si elles venaient d'échapper à un grand danger.
— Qu'avez-vous? pourquoi cette peur? leur demanda le soldat surpris.
— Oh! si tu savais… dit Rose d'une voix palpitante, car son coeur et celui de sa soeur battaient avec violence. Si tu savais ce qui vient d'arriver… Ensuite, nous n'avions pas reconnu ton pas… il nous avait semblé si lourd… et puis ce bruit… derrière la cloison.
— Mais, petites peureuses, je ne pouvais pas monter l'escalier avec des jambes de quinze ans, vu que j'apportais sur mon dos mon lit, c'est-à-dire une paillasse, que je viens de jeter derrière votre porte, pour m'y coucher comme d'habitude.
— Mon Dieu! que nous sommes folles, ma soeur, de n'avoir pas songé à cela! dit Rose en regardant Blanche.
Et ces deux jolis visages, pâlis ensemble, reprirent ensemble leurs fraîches couleurs.
Pendant cette scène, le chien, dressé contre la fenêtre, ne cessait d'aboyer.
— Qu'est-ce que Rabat-Joie a donc à aboyer de ce côté-là, mes enfants? dit le soldat.
— Nous ne savons pas… on vient de casser des carreaux à la croisée, c'est ce qui a commencé à nous effrayer si fort.
Sans répondre un mot, Dagobert courut à la fenêtre, l'ouvrit vivement, poussa la persienne et se pencha au dehors… et ne vit rien… que la nuit noire… Il écouta… il n'entendit que les mugissements du vent.
— Rabat-Joie, dit-il à son chien en lui montrant la fenêtre ouverte… saute là, mon vieux, et cherche!
Le brave animal fit un bond énorme et disparut par la croisée élevée seulement de huit pieds environ au-dessus du sol. Dagobert, penché, excitait son chien de la voix et du geste.
— Cherche, mon vieux, cherche!… S'il y a quelqu'un, saute dessus, tes crocs sont bons… et ne lâche pas avant que je sois descendu.
Rabat-Joie ne trouva personne. On l'entendait aller, revenir, en cherchant une trace de côté et d'autre, jetant parfois un cri étouffé, comme un chien courant qui quête.
— Il n'y a donc personne, mon brave chien? car s'il y avait quelqu'un, tu le tiendrais déjà à la gorge.
Puis, se tournant vers les jeunes filles, qui écoutaient ses paroles et suivaient ses mouvements avec inquiétude:
— Comment ces carreaux ont-ils été cassés? Mes enfants, l'avez- vous remarqué?
— Non, Dagobert; nous causions ensemble, nous avons entendu un grand bruit, et puis les carreaux sont tombés dans la chambre.
— Il m'a semblé, ajouta Rose, avoir entendu comme un volet qui aurait tout à coup battu contre la fenêtre.
Dagobert examina la persienne, et remarqua un assez long crochet mobile destiné à la fermer en dedans.
— Il vente beaucoup, dit-il, le vent aura poussé cette persienne… et ce crochet aura brisé les carreaux… Oui, oui, c'est cela… Quel intérêt d'ailleurs pouvait-on avoir à faire ce mauvais coup? Puis, s'adressant à Rabat-Joie:
— Eh bien… mon vieux, il n'y a donc personne?
Le chien répondit par un aboiement dont le soldat comprit sans doute le sens négatif, car il lui dit:
— Eh bien, alors, reviens… fais le grand tour… tu trouveras toujours une porte ouverte… tu n'es pas embarrassé.
Rabat-Joie suivit ce conseil: après avoir grogné quelques instants au pied de la fenêtre, il partit au galop pour faire le tour des bâtiments et rentrer dans la cour.
— Allons, rassurez-vous, mes enfants, dit le soldat en revenant auprès des orphelines. Ce n'est rien que le vent…
— Nous avons eu bien peur, dit Rose.
— Je le crois… Mais j'y songe, il peut venir par là un courant d'air, et vous aurez froid, dit le soldat en retournant vers la fenêtre dégarnie de rideaux.
Après avoir cherché le moyen de remédier à cet inconvénient, il prit sur une chaise la pelisse de peau de renne, la suspendit à l'espagnolette, et, avec les pans, boucha aussi hermétiquement que possible les deux ouvertures faites par le brisement des carreaux.
— Merci, Dagobert… Comme tu es bon! Nous étions inquiètes de ne pas te voir…
— C'est vrai… tu es resté plus longtemps que d'habitude. Puis, s'apercevant alors seulement de la pâleur et de l'altération des traits du soldat, qui était encore sous la pénible impression de sa scène avec Morok, Rose ajouta:
— Mais qu'est-ce que tu as?… Comme tu es pâle!
— Moi! non, mes enfants… Je n'ai rien…
— Mais si, je t'assure… Tu as la figure toute changée… Rose a raison.
— Je vous assure… que je n'ai rien, répondit le soldat avec assez d'embarras, car il savait peu mentir; puis, trouvant une excellente excuse à son émotion, il ajouta:
— Si j'ai l'air d'avoir quelque chose, c'est votre frayeur qui m'aura inquiété, car, après tout, c'est ma faute…
— Ta faute?
— Oui, si j'avais perdu moins de temps à souper, j'aurais été là quand les carreaux ont été cassés… et je vous aurais épargné un vilain moment de peur.
— Te voilà… nous n'y pensons plus.
— Eh bien! tu ne t'assieds pas?
— Si, mes enfants, car nous avons à causer, dit Dagobert en approchant une chaise et se plaçant au chevet des deux soeurs. Ah çà! êtes-vous bien éveillées? ajouta-t-il en tâchant de sourire pour les rassurer. Voyons, ces grands yeux sont-ils bien ouverts?
— Regarde, Dagobert, dirent les petites filles en souriant à leur tour, et ouvrant leurs yeux bleus de toute leur force.
— Allons, allons, dit le soldat, ils ont de la marge pour se fermer; d'ailleurs il n'est que neuf heures.
— Nous avons aussi quelque chose à te dire, Dagobert, reprit
Rose, après avoir consulté sa soeur du regard.
— Vraiment?
— Une confidence à te faire.
— Une confidence?
— Mon Dieu, oui.
— Mais, vois-tu, une confidence très… très importante… ajouta
Rose avec un grand sérieux.
— Une confidence qui nous regarde toutes les deux, reprit
Blanche.
— Pardieu… je le crois bien… ce qui regarde l'une regarde toujours l'autre. Est-ce que vous n'êtes pas toujours, comme on dit, deux têtes dans un bonnet?
— Dame! il le faut bien, quand tu mets nos deux têtes sous le capuchon de ta pelisse… dit Rose en riant.
— Voyez-vous, les moqueuses, on n'a jamais le dernier mot avec elles. Allons, mesdemoiselles, ces confidences, puisque confidences il y a.
— Parle, ma soeur, dit Blanche.
— Non, mademoiselle, c'est à vous de parler, vous êtes aujourd'hui de _planton _comme aînée, et une chose aussi importante qu'une confidence, comme vous dites, revient de droit à l'aînée…
— Voyons, je vous écoute… dit le soldat, qui s'efforçait de sourire, pour mieux cacher aux enfants ce qu'il ressentait encore des outrages impunis du dompteur de bêtes.
Ce fut donc Rose, _l'aînée de planton, _comme disait Dagobert, qui parla pour elle et pour sa soeur.
VI. Les confidences.
— D'abord, mon bon Dagobert, dit Rose avec une câlinerie gracieuse, puisque nous allons te faire nos confidences, il faut nous promettre de ne pas nous gronder.
— N'est-ce pas… tu ne gronderas pas tes enfants? ajouta Blanche d'une voix non moins caressante.
— Accordé, répondit gravement Dagobert, vu que je ne saurais trop comment m'y prendre… Mais pourquoi vous gronder?
— Parce que nous aurions peut-être dû te dire plus tôt ce que nous allons t'apprendre…
— Écoutez, mes enfants, répondit sentencieusement Dagobert, après avoir un instant réfléchi sur ce cas de conscience, de deux choses l'une: ou vous avez eu raison, ou vous avez eu tort de me cacher quelque chose… Si vous avez eu raison, c'est très bien; si vous avez eu tort, c'est fait; ainsi maintenant n'en parlons plus. Allez, je suis tout oreilles.
Complètement rassurée par cette lumineuse décision, Rose reprit en échangeant un sourire avec sa soeur:
— Figure-toi, Dagobert, que voilà deux nuits de suite que nous avons une visite.
— Une visite!
Et le soldat se redressa brusquement sur sa chaise.
— Oui, une visite charmante… car il est blond!
— Comment diable, il est blond? s'écria Dagobert avec un soubresaut.
— Blond… avec des yeux bleus… ajouta Blanche.
— Comment, diable! des yeux bleus?… Et Dagobert fit un nouveau bond sur son siège.
— Oui, des yeux bleus… longs comme ça… reprit Rose en posant le bout de son index droit vers le milieu de son index gauche.
— Mais, morbleu! ils seraient longs comme ça… et, faisant grandement les choses, le vétéran indiqua toute la longueur de son avant-bras; ils seraient longs comme ça que ça ne ferait rien… Un blond qui a des yeux bleus… Ah ça, mesdemoiselles, qu'est-ce que cela signifie?
Dagobert se leva, cette fois, l'air sévère et péniblement inquiet.
— Ah! vois-tu, Dagobert, tu grondes tout de suite.
— Rien qu'au commencement encore… ajouta Blanche.
— Au commencement?… Il y a donc une suite, une fin?
— Une fin? Nous espérons bien que non…
Et Rose se prit à rire comme une folle.
— Tout ce que nous demandons, c'est que cela dure toujours, ajouta Blanche en partageant l'hilarité de sa soeur.
Dagobert regardait tour à tour très sérieusement les deux jeunes filles afin de tâcher de deviner cette énigme; mais lorsqu'il vit leurs ravissantes figures animées par un sourire franc et ingénu, il réfléchit qu'elles n'auraient pas tant de gaieté si elles avaient de graves reproches à se faire, et il ne pensa plus qu'à se réjouir de voir des orphelines si gaies au milieu de leur position précaire, et dit:
— Riez… riez, mes enfants… j'aime tant à vous voir rire!
Puis, songeant que pourtant ce n'était pas précisément de la sorte qu'il devait répondre au singulier aveu des petites filles, il ajouta d'une grosse voix:
— J'aime à vous voir rire, oui, mais non quand vous recevez des visites blondes avec des yeux bleus, mesdemoiselles; allons, que je suis fou d'écouter ce que vous me contez là… Vous voulez vous moquer de moi, n'est-ce pas?
— Non, ce que nous disons est vrai… bien vrai…
— Tu le sais… nous n'avons jamais menti, ajouta Rose.
— Elles ont raison, cependant, elles ne mentent jamais… dit le soldat, dont les perplexités recommencèrent. Mais comment diable cette visite est-elle possible? Je couche dehors en travers de votre porte; Rabat-Joie couche au pied de votre fenêtre: or, tous les yeux bleus et tous les cheveux blonds du monde ne peuvent entrer que par la porte ou par la fenêtre, et s'ils avaient essayé, nous deux Rabat-Joie, qui avons l'oreille fine, nous aurions reçu les visites… à notre manière… Mais voyons, mes enfants, je vous en prie, parlons sans plaisanter… expliquez- vous.
Les deux soeurs, voyant à l'expression des traits de Dagobert qu'il ressentait une inquiétude réelle, ne voulurent pas abuser plus longtemps de sa bonté. Elles échangèrent un regard, et Rose dit en prenant dans ses petites mains la rude et large main du vétéran:
— Allons… ne te tourmente pas, nous allons te raconter les visites de notre ami Gabriel…
_— _Vous recommencez?… Il a un nom?
— Certainement il a un nom, nous te le disons… Gabriel…
— Quel joli nom! n'est-ce pas, Dagobert? Oh! tu verras, tu l'aimeras comme nous, notre beau Gabriel.
— J'aimerai votre beau Gabriel! dit le vétéran en hochant la tête, j'aimerai votre beau Gabriel! c'est selon, car avant il faut que je sache…
Puis, s'interrompant:
— C'est singulier, ça me rappelle une chose…
— Quoi donc, Dagobert?
— Il y a quinze ans, dans la dernière lettre que votre père, en revenant de France, m'a apportée de ma femme, elle me disait que, toute pauvre qu'elle était, et quoiqu'elle eût déjà sur les bras notre petit Agricol qui grandissait, elle venait de recueillir un pauvre enfant abandonné qui avait une figure de chérubin, et qui s'appelait Gabriel… Et, il n'y a pas longtemps, j'en ai encore eu des nouvelles.
— Et par qui donc?
— Vous saurez cela tout à l'heure.
— Alors, tu vois bien, puisque tu as aussi ton Gabriel, raison de plus pour aimer le nôtre.
— Le vôtre… le vôtre, voyons le vôtre… je suis sur des charbons ardents…
— Tu sais, Dagobert, reprit Rose, que moi et Blanche nous avons l'habitude de nous endormir en nous tenant par la main.
— Oui, oui, je vous ai vues bien des fois toutes deux dans votre berceau… Je ne pouvais me lasser de vous regarder, tant vous étiez gentilles.
— Eh bien! il y a deux nuits, nous venions de nous endormir, lorsque nous avons vu…
— C'était donc en rêve! s'écria Dagobert, puisque vous étiez endormies… en rêve!
— Mais oui, en rêve… Comment veux-tu que ce soit?…
— Laisse donc parler ma soeur.
— À la bonne heure! dit le soldat avec un soupir de satisfaction, à la bonne heure! Certainement, de toutes façons, j'étais bien tranquille… parce que… mais enfin, c'est égal… Un rêve! j'aime mieux cela… Continuez, petite Rose.
— Une fois endormies, nous avons eu un songe pareil.
— Toutes deux le même?
— Oui, Dagobert; car le lendemain matin, en nous éveillant, nous nous sommes raconté ce que nous venions de rêver.
— Et c'était tout semblable…
— C'est extraordinaire, mes enfants; et ce songe, qu'est-ce qu'il disait?
— Dans ce rêve, Blanche et moi nous étions assises à côté l'une de l'autre; nous avons vu entrer un bel ange; il avait une longue robe blanche, des cheveux blonds, des yeux bleus et une figure si belle, si bonne, que nous avons joint nos mains comme pour le prier… Alors il nous a dit d'une voix douce qu'il se nommait Gabriel, que notre mère l'envoyait vers nous pour être notre ange gardien, et qu'il ne nous abandonnerait jamais.
— Et puis, ajouta Blanche, nous prenant une main à chacune et inclinant son beau visage vers nous, il nous a ainsi longtemps regardées en silence avec tant de bonté… tant de bonté, que nous ne pouvions détacher nos yeux des siens.
— Oui, reprit Rose, et il nous semblait que, tour à tour, son regard nous attirait et nous allait au coeur… À notre grand chagrin, Gabriel nous a quittées en nous disant que la nuit d'ensuite nous le verrions encore.
— Et il a reparu?
— Sans doute! Mais tu juges avec quelle impatience nous attendions le moment d'être endormies, pour voir si notre ami reviendrait nous trouver pendant notre sommeil.
— Hum!… ceci me rappelle, mesdemoiselles, que vous vous frottiez joliment les yeux avant-hier soir, dit Dagobert en se grattant le front; vous prétendiez tomber de sommeil…, je parie que c'était pour me renvoyer plus tôt et courir plus vite à votre rêve?
— Oui, Dagobert.
— Le fait est que vous ne pouviez pas me dire comme à Rabat-Joie:
«Va te coucher, Dagobert.» Et l'ami Gabriel est revenu?
— Certainement; mais cette fois il nous a beaucoup parlé, et au nom de notre mère il nous a donné des conseils si touchants, si généreux, que, le lendemain, Rose et moi nous avons passé tout notre temps à nous rappeler les moindres paroles de notre ange gardien… ainsi que sa figure… et son regard…
— Ceci me fait souvenir, mesdemoiselles, qu'hier vous avez chuchoté tout le long de l'étape… et quand je vous disais blanc, vous me répondiez noir.
— Oui, Dagobert, nous pensions à Gabriel.
— Et depuis nous l'aimons toutes deux autant qu'il nous aime…
— Mais il est seul pour vous deux?
— Et notre mère n'est-elle pas seule pour nous deux?
— Et toi, Dagobert, n'es-tu pas aussi seul pour nous deux?
— C'est juste!… Ah çà, mais savez-vous que je finirai par en être jaloux de ce gaillard-là, moi?
— Tu es notre ami du jour, il est notre ami de nuit.
— Entendons-nous: si vous en parlez le jour et si vous en rêvez la nuit, qu'est-ce qu'il me restera donc à moi?
— Il te restera… tes deux orphelines que tu aimes tant! dit
Rose.
— Et qui n'ont plus que toi au monde, ajouta Blanche d'une voix caressante.
— Hum! hum! c'est ça, câlinez-moi… Allez, mes enfants, ajouta tendrement le soldat, je suis content de mon lot; je vous passe votre Gabriel; j'étais bien sûr que moi et Rabat-Joie nous pouvions dormir tranquillement sur nos oreilles. Du reste, il n'y a rien d'étonnant à ceci: votre premier songe vous a frappées, et, à force d'en jaser, vous l'avez eu de nouveau: aussi vous le verriez une troisième fois, ce bel oiseau de nuit… que je ne m'étonnerais pas.
— Oh! Dagobert, ne plaisante pas, ce sont seulement des rêves, mais il nous semble que notre mère nous les envoie. Ne nous disait-elle pas que les jeunes filles orphelines avaient des anges gardiens?… Eh bien, Gabriel est notre ange gardien, et nous protégera et te protégera aussi.
— C'est sans doute bien honnête de sa part de penser à moi; mais, voyez, mes chères enfants, pour m'aider à vous défendre, j'aime mieux Rabat-Joie; il est moins blond que l'ange, mais il a de meilleures dents, et c'est plus sûr.
— Que tu es impatientant, Dagobert, avec tes plaisanteries!
— C'est vrai, tu ris de tout.
— Oui, c'est étonnant comme je suis gai… Je ris à la manière du vieux Jovial, sans desserrer les dents. Voyons, enfants, ne me grondez pas; au fait, j'ai tort: la pensée de votre digne mère est mêlée à ce rêve; vous faites bien d'en parler sérieusement. Et puis, ajouta-t-il d'un air grave, il y a quelquefois du vrai dans les rêves… En Espagne, deux dragons de l'impératrice, des camarades à moi, avaient rêvé, la veille de leur mort, qu'ils seraient empoisonnés par les moines… Ils l'ont été… Si vous rêvez obstinément de ce bel ange Gabriel… c'est que… c'est que… enfin, c'est que ça vous amuse… vous n'avez pas déjà tant d'agrément le jour… ayez au moins un sommeil… divertissant; maintenant, mes enfants, j'ai aussi des choses à vous dire; il s'agira de votre mère, promettez-moi de ne pas être tristes.
— Sois tranquille; en pensant à elle, nous ne sommes pas tristes, mais sérieuses.
— À la bonne heure! Par peur de vous chagriner, je reculais toujours le moment de vous dire ce que votre pauvre mère vous aurait confié quand vous n'auriez plus été des enfants; mais elle est morte si vite qu'elle n'a pas eu le temps; et puis ce qu'elle avait à vous apprendre lui brisait le coeur, et à moi aussi; je retardais ces confidences tant que je pouvais, et j'avais pris le prétexte de ne vous parler de rien avant le jour où nous traverserions le champ de bataille où votre père avait été fait prisonnier… ça me donnait du temps… mais le moment est venu… il n'y a plus à tergiverser.
— Nous t'écoutons, Dagobert, répondirent les jeunes filles d'un air attentif et mélancolique.
Après un moment de silence, pendant lequel il s'était recueilli, le vétéran dit aux jeunes filles:
— Votre père, le général Simon, fils d'un ouvrier qui est resté ouvrier; car, malgré tout ce que le général avait pu faire et dire, le bonhomme s'est entêté à ne pas quitter son état, — tête de fer et coeur d'or, tout comme son fils, — vous pensez, mes enfants, que si votre père, après s'être engagé simple soldat, est devenu général… et comte de l'Empire… ça n'a pas été sans peine et sans gloire.
— Comte de l'Empire? qu'est-ce que c'est, Dagobert?
— Une bêtise… un titre que l'Empereur donnait par-dessus le marché, avec le grade; l'histoire de dire au peuple, qu'il aimait, parce qu'il en était: «Enfants! vous voulez jouer à la noblesse, comme les vieux nobles? vous v'là nobles; vous voulez jouer aux rois, vous v'là rois… Goûtez de tout… enfants, rien de trop bon pour vous… régalez-vous.»
— Roi! dirent les petites filles en joignant les mains avec admiration.
— Tout ce qu'il y a de plus roi… Oh! il n'en était pas chiche, de couronnes, l'Empereur! J'ai eu un camarade de lit, brave soldat du reste, qui a passé roi; ça nous flattait, parce qu'enfin, quand c'était pas l'un, c'était l'autre, tant il y a qu'à ce jeu-là votre père a été comte; mais comte ou non, c'était le plus beau, le plus brave général de l'armée.
— Il était beau, n'est-ce pas, Dagobert? Notre mère le disait toujours.
— Oh! oui, allez! mais, par exemple, il était tout le contraire de votre blondin d'ange gardien. Figurez-vous un brun superbe; en grand uniforme, c'était à vous éblouir et à vous mettre le feu au coeur… Avec lui on aurait chargé jusque sur le bon Dieu!… si le bon Dieu l'avait demandé, bien entendu… se hâta d'ajouter Dagobert, en manière de correctif, ne voulant blesser en rien la foi naïve des orphelines.
— Et notre père était aussi bon que brave, n'est-ce pas,
Dagobert?
— Bon! mes enfants, lui? je le crois bien! il aurait ployé un fer à cheval entre ses mains, comme vous plieriez une carte, et le jour où il a été fait prisonnier, il avait sabré des canonniers prussiens jusque sur leurs canons. Avec ce courage et cette force- là, comment voulez-vous qu'on ne soit pas bon?… Il y a donc environ dix-neuf ans, qu'ici près… à l'endroit que je vous ai montré, avant d'arriver dans ce village, le général, dangereusement blessé, est tombé de cheval… Je le suivais comme son ordonnance, j'ai couru à son secours.
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