Cinq minutes après, nous étions faits prisonniers; par qui?… par un Français?

— Par un Français!

— Oui, un marquis émigré, colonel au service de la Russie, répondit Dagobert avec amertume. Aussi, quand ce marquis a dit au général, en s'avançant vers lui: «Rendez-vous, monsieur, à un compatriote… — Un Français qui se bat contre la France n'est plus mon compatriote; c'est un traître, et je ne me rends pas à un traître,» a répondu le général; et, tout blessé qu'il était, il s'est traîné auprès d'un grenadier russe, lui a remis son sabre en disant: «Je me rends à vous». Le marquis en est devenu pâle de rage…

Les orphelines se regardèrent avec orgueil, un vif incarnat colora leurs joues, et elles s'écrièrent:

— Oh! brave père, brave père!…

— Hum! ces enfants… dit Dagobert en caressant sa moustache avec fierté, comme on voit qu'elles ont du sang de soldat dans les veines! Puis il reprit:

— Nous voilà donc prisonniers. Le dernier cheval du général avait été tué sous lui; pour faire la route, il monta Jovial, qui n'avait pas été blessé ce jour-là; nous arrivons à Varsovie. C'est là que le général a connu votre mère; elle était surnommée la _Perle de Varsovie: _c'est tout dire. Aussi, lui qui aimait ce qui était bon et beau, en devient amoureux tout de suite; elle l'aime à son tour; mais ses parents l'avaient promise à un autre… Cet autre… c'était encore…

Dagobert ne put continuer. Rose jeta un cri perçant en montrant la fenêtre avec effroi.

VII. Le voyageur.

Au cri de la jeune fille, Dagobert se leva brusquement.

— Qu'avez-vous, Rose?

— Là… là… dit-elle en montrant la croisée. Il me semble avoir vu une main déranger la pelisse.

Rose n'avait pas achevé ces paroles, que Dagobert courait à la fenêtre. Il l'ouvrit violemment, après avoir ôté le manteau suspendu à l'espagnolette. Il faisait nuit noire et grand vent… Le soldat prêta l'oreille, il n'entendit rien… Revenant prendre la lumière sur la table, il tâcha d'éclairer au dehors en abritant la flamme avec sa main. Il ne vit rien… Fermant de nouveau la fenêtre, il se persuada qu'une bouffée de vent ayant dérangé et agité la pelisse, Rose avait été dupe d'une fausse peur.

— Rassurez-vous, mes enfants… Il vente très fort, c'est ce qui aura fait remuer le coin du manteau.

— Il me semblait bien avoir vu des doigts qui l'écartaient… dit
Rose encore tremblante.

— Moi, je regardais Dagobert, je n'ai rien vu, reprit Blanche.

— Et il n'y avait rien à voir, mes enfants, c'est tout simple; la fenêtre est au moins à huit pieds au-dessus du sol; il faudrait être un géant pour y atteindre, ou avoir une échelle pour y monter. Cette échelle, on n'aurait pas eu le temps de l'ôter, puisque dès que Rose a crié j'ai couru à la fenêtre, et qu'en avançant la lumière au dehors, je n'ai rien vu.

— Je me serai trompée, dit Rose.

— Vois-tu, ma soeur… c'est le vent, ajouta Blanche.

— Alors, pardon de t'avoir dérangé, mon bon Dagobert.

— C'est égal, reprit le soldat en réfléchissant, je suis fâché que Rabat-Joie ne soit pas revenu, il aurait veillé à la fenêtre, cela vous aurait rassurées; mais il aura flairé l'écurie de son camarade Jovial, et il aura été lui dire bonsoir en passant… j'ai envie d'aller le chercher.

— Oh! non, Dagobert, ne nous laisse pas seules! crièrent les petites filles, nous aurions trop peur.

— Au fait, Rabat-Joie ne peut maintenant tarder à revenir, et tout à l'heure nous l'entendrons gratter à la porte, j'en suis sûr… Ah çà! continuons notre récit, dit Dagobert, et il s'assit au chevet des deux soeurs, cette fois bien en face de la fenêtre. Voilà donc le général prisonnier à Varsovie, et amoureux de votre mère, que l'on voulait marier à un autre, reprit-il. En 1814, nous apprenons la fin de la guerre, l'exil de l'Empereur à l'île d'Elbe; apprenant cela, votre mère dit au général: «La guerre est terminée, vous êtes libre; l'Empereur est malheureux, vous lui devez tout: allez le retrouver… je ne sais quand nous nous reverrons, mais je n'épouserai que vous; vous me trouverez jusqu'à la mort…» Avant de partir, le général m'appelle: «Dagobert! reste ici; Mlle Éva aura peut-être besoin de toi pour fuir sa famille, si on la tourmente trop; notre correspondance passera par tes mains; à Paris, je verrai ta femme, ton fils, je les rassurerai… je leur dirai que tu es pour moi… un ami.»

— Toujours le même, dit Rose, attendrie, en regardant Dagobert.

— Bon pour le père et la mère, comme pour les enfants, ajouta
Blanche.

— Aimer les uns, c'est aimer les autres, répondit le soldat. Voilà donc le général à l'île d'Elbe avec l'Empereur; moi, à Varsovie, caché dans les environs de la maison de votre mère, je recevais les lettres et les lui portais en cachette… Dans une de ces lettres, je vous le dis fièrement, mes enfants, le général m'apprenait que l'Empereur s'était souvenu de moi.

— De toi?… il te connaissait?

— Un peu, je m'en flatte. «Ah! Dagobert! a-t-il dit à votre père qui lui parlait de moi, un grenadier à cheval de ma vieille garde… soldat d'Égypte et d'Italie, criblé de blessures, un vieux _pince-sans-rire… _que j'ai décoré de ma main à Wagram!… je ne l'ai pas oublié.» Dame! mes enfants, quand votre mère m'a lu cela, j'en ai pleuré comme une bête…

— L'Empereur!… quel beau visage d'or il avait sur ta croix d'argent à ruban rouge que tu nous montrais quand nous étions sages!

— C'est qu'aussi cette croix-là, donnée par lui, c'est ma relique, à moi, et elle est là dans mon sac avec ce que j'ai de plus précieux, notre boursicaut et nos papiers… Mais pour en revenir à votre mère: de lui porter les lettres du général, d'en parler avec elle, ça la consolait, car elle souffrait; oh! oui, et beaucoup; ses parents avaient beau la tourmenter, s'acharner après elle, elle répondait toujours: «Je n'épouserai jamais que le général Simon.» Fière femme, allez… Résignée, mais courageuse, il fallait voir! Un jour elle reçoit une lettre du général; il avait quitté l'île d'Elbe avec l'Empereur: voilà la guerre qui recommence, guerre courte, mais guerre héroïque comme toujours, guerre sublime par le dévouement des soldats. Votre père se bat comme un lion, et son corps d'armée fait comme lui; ce n'était plus de la bravoure… c'était de la rage.

Et les joues du soldat s'enflammaient… Il ressentait en ce moment les émotions héroïques de sa jeunesse! il revenait, par la pensée, au sublime élan des guerres de la République, aux triomphes de l'Empire, aux premiers et aux derniers jours de sa vie militaire. Les orphelines, filles d'un soldat et d'une mère courageuse, se sentaient émues à ses paroles énergiques, au lieu d'être effrayées de leur rudesse; leur coeur battait plus fort, leurs joues s'animaient aussi.

— Quel bonheur pour nous d'être filles d'un père si brave!… s'écria Blanche.

— Quel bonheur… et quel honneur! mes enfants, car, le soir du combat de Ligny, l'Empereur, à la joie de toute l'armée, nomma votre père, sur le champ de bataille, _duc de Ligny _et maréchal de l'Empire.

_— _Maréchal de l'Empire! dit Rose étonnée, sans trop comprendre la valeur de ces mots.

— Duc de Ligny! reprit Blanche aussi surprise.

— Oui, Pierre Simon, fils d'un ouvrier, _duc _et _maréchal; _il faut être roi pour être davantage, reprit Dagobert avec orgueil. Voilà comment l'Empereur traitait les enfants du peuple; aussi le peuple était à lui. On avait beau lui dire: «Mais ton Empereur fait de toi de la _chair à canon! — _Ah! un autre ferait de moi de la _chair à misère, _répondait le peuple, qui n'est pas bête; j'aime mieux le canon, et risquer de devenir capitaine, colonel, maréchal, roi… ou invalide; ça vaut mieux encore que de crever de faim, de froid et de vieillesse sur la paille d'un grenier, après avoir travaillé quarante ans pour les autres.»

— Même en France… même à Paris, dans cette belle ville… il y a des malheureux qui meurent de faim et de misère… Dagobert?

— Même à Paris… oui, mes enfants; aussi j'en reviens là: le canon vaut mieux, car on risque, comme votre père, d'être duc et maréchal. Quand je dis duc et maréchal, j'ai raison et j'ai tort, car plus tard on ne lui a pas reconnu ce titre et ce grade, parce que, après Ligny… il y a eu un jour de deuil, de grand deuil, où de vieux soldats comme moi, m'a dit le général, ont pleuré, oui, pleuré… le soir de la bataille; ce jour là, mes enfants… s'appelle Waterloo!

Il y eut dans ces simples mots de Dagobert un accent de tristesse si profonde, que les orphelines tressaillirent.

— Enfin, reprit le soldat en soupirant, il y a comme ça des jours maudits… Ce jour-là, à Waterloo, le général est tombé couvert de blessures, à la tête d'une division de la garde. À peu près guéri, ce qui a été long, il demande à aller à Sainte-Hélène… une autre île au bout du monde, où les Anglais avaient emmené l'Empereur pour le torturer tranquillement; car s'il a été heureux d'abord, il a eu bien de la misère, voyez-vous, mes pauvres enfants…

— Comme tu dis cela, Dagobert! tu nous donnes envie de pleurer!

— C'est qu'il y a de quoi… l'Empereur a enduré tant de choses, tant de choses… il a cruellement saigné au coeur, allez… Malheureusement le général n'était pas avec lui. À Sainte-Hélène, il aurait été un de plus pour le consoler; mais on n'a pas voulu. Alors, exaspéré comme tant d'autres contre les Bourbons, le général organise une conspiration pour rappeler le fils de l'Empereur. Il voulait enlever un régiment, presque tout composé d'anciens soldats à lui. Il se rend dans une ville de Picardie où était cette garnison; mais déjà la conspiration était éventée. Au moment où le général arrive, on l'arrête, on le conduit devant le colonel du régiment… Et ce colonel… dit le soldat après un nouveau silence, savez-vous qui c'était encore?… Mais, bah!… ce serait trop long à vous expliquer, et ça vous attristerait davantage… Enfin c'était un homme que votre père avait depuis longtemps bien des raisons de haïr. Aussi, se trouvant face à face avec lui, il lui dit: «Si vous n'êtes pas un lâche, vous me ferez mettre en liberté pour une heure, et nous nous battrons à mort; car je vous hais pour ci, je vous méprise pour ça, et encore pour ça.» Le colonel accepte, met votre père en liberté jusqu'au lendemain. Le lendemain, duel acharné, dans lequel le colonel reste pour mort sur la place.

— Ah! mon Dieu!

— Le général essuyait son épée, lorsqu'un ami dévoué vint lui dire qu'il n'avait que le temps de se sauver; en effet, il parvint heureusement à quitter la France… oui… heureusement, car, quinze jours après, il était condamné à mort comme conspirateur.

— Que de malheur, mon Dieu!

— Il y a eu un bonheur dans ce malheur-là… Votre mère tenait bravement sa promesse et l'attendait toujours; elle lui avait écrit: «L'Empereur d'abord, moi ensuite.» Ne pouvant plus rien, ni pour l'Empereur ni pour son fils, le général, exilé de France, arrive à Varsovie.