Mon père, toujours chef d'atelier chez l'excellent M. Hardy, m'apprend que celui-ci aurait pris dans sa maison le fils de notre vieux Dagobert; Agricol travaille dans l'atelier de mon père, qui en est enchanté; c'est, me dit-il, un grand et vigoureux garçon, qui manie comme une plume son lourd marteau de forgeron; aussi gai qu'intelligent et laborieux, c'est le meilleur ouvrier de l'établissement, ce qui ne l'empêche pas, le soir, après sa rude journée de travail, lorsqu'il revient auprès de sa mère qu'il adore, de faire des chansons et des vers patriotiques des plus remarquables. Sa poésie est remplie d'énergie et d'élévation; on ne chante pas autre chose à l'atelier et ses refrains échauffent les coeurs les plus froids et les plus timides.»

— Comme tu dois être fier de ton fils, Dagobert! lui dit Rose avec admiration. Il fait des chansons!

— Certainement, c'est superbe… mais ce qui me flatte surtout, c'est qu'il est bon pour sa mère, et qu'il manie vigoureusement le marteau… Quant aux chansons, avant qu'il ait fait le _Réveil du peuple _et la _Marseillaise… _il aura joliment battu du fer; mais c'est égal, où ce diable d'Agricol aura-t-il appris cela? Sans doute à l'école, où, comme vous allez le voir, il allait avec Gabriel, son frère adoptif.

Au nom de Gabriel, qui leur rappelait l'être idéal qu'elles nommaient leur ange gardien, la curiosité des jeunes filles fut vivement excitée, Blanche redoubla d'attention en continuant ainsi:

«Le frère adoptif d'Agricol, ce pauvre enfant abandonné que la femme de notre bon Dagobert a si généreusement recueilli, offre, me dit mon père, un grand contraste avec Agricol, non pour le coeur, car ils ont tous deux le coeur excellent; mais autant Agricol est vif, joyeux, actif, autant Gabriel est mélancolique et rêveur. Du reste, ajoute mon père, chacun d'eux a, pour ainsi dire, la figure de son caractère: Agricol est brun, grand et fort… il a l'air joyeux et hardi; Gabriel, au contraire, est frêle, blond, timide comme une jeune fille, et sa figure a une expression de douceur angélique…»

Les orphelines se regardèrent toutes surprises; puis, tournant vers Dagobert leurs figures ingénues, Rose lui dit:

— As-tu entendu, Dagobert? Notre père dit que ton Gabriel est blond et qu'il a une figure d'ange. Mais c'est tout comme le nôtre…

— Oui, oui, j'ai bien entendu, c'est pour cela que votre rêve me surprenait.

— Je voudrais bien savoir s'il a aussi des yeux bleus? dit Rose.

— Pour ça, mes enfants, quoique le général n'en dise rien, j'en répondrais; ces blondins, ça a toujours les yeux bleus; mais, bleus ou noirs, il ne s'en servira guère pour regarder les jeunes filles en face; continuer, vous allez voir pourquoi.

Blanche reprit: «La figure de Gabriel a une expression d'une douceur angélique; un des frères des écoles chrétiennes, où il allait, ainsi qu'Agricol et d'autres enfants du quartier, frappé de son intelligence et de sa bonté, a parlé de lui à un protecteur haut placé, qui s'est intéressé à lui, l'a placé dans un séminaire, et depuis deux ans Gabriel est prêtre; il se destine aux missions étrangères, et il doit bientôt partir pour l'Amérique…»

— Ton Gabriel est prêtre?… dit Rose en regardant Dagobert.

— Et le nôtre est un ange, ajouta Blanche.

— Ce qui prouve que le vôtre a un grade de plus que le mien; c'est égal, chacun son goût; il y a des braves gens partout; mais j'aime mieux que ce soit Gabriel qui ait choisi la robe noire. Je préfère voir mon garçon, à moi, les bras nus, un marteau à la main et un tablier de cuir autour du corps, ni plus ni moins que votre vieux grand-père, mes enfants, autrement dit le père du maréchal Simon, duc de Ligny; car, après tout, le général est duc et maréchal par la grâce de l'empereur; maintenant, terminez votre lecture.

— Hélas! oui, dit Blanche, il n'y a plus que quelques lignes.

Et elle reprit:

«Ainsi donc, ma chère et tendre Éva, si ce journal te parvient, tu pourras rassurer Dagobert sur le sort de sa femme et de son fils, qu'il a quittés pour nous. Comment jamais reconnaître un pareil sacrifice? Mais je suis tranquille, ton bon et généreux coeur aura su le dédommager…

«Adieu… et encore adieu pour aujourd'hui, mon Éva bien-aimée; pendant un instant, je viens d'interrompre ce jour pour aller jusqu'à la tente de Djalma; il dormait paisiblement, son père le veillait; d'un signe il m'a rassuré. L'intrépide jeune homme ne court plus aucun danger. Puisse le combat de demain l'épargner encore!… Adieu, ma tendre Éva; la nuit est silencieuse et calme, les feux du bivouac s'éteignent peu à peu; nos pauvres montagnards reposent, après cette sanglante journée; je n'entends d'heure en heure que le cri lointain de nos sentinelles… Ces mots étrangers m'attristent encore; ils me rappellent ce que j'oublie parfois en t'écrivant… que je suis au bout du monde et séparé de toi… de mon enfant! Pauvres êtres chéris! quel est… quel sera votre sort? Ah! si du moins je pouvais vous envoyer à temps cette médaille qu'un hasard funeste m'a fait emporter de Varsovie, peut- être obtiendrais-tu d'aller en France, ou du moins d'y envoyer ton enfant avec Dagobert; car tu sais de quelle importance… Mais à quoi bon ajouter ce chagrin à tous les autres?… Malheureusement, les années se passent… le jour fatal arrivera, et ce dernier espoir, dans lequel je vis pour vous, me sera enlevé; mais je ne veux pas finir ce jour par une pensée triste. Adieu, mon Éva bien- aimée! presse notre enfant sur ton coeur, couvre-le de tous les baisers que je vous envoie à tous deux du fond de l'exil.

«À demain, après le combat.»

À cette touchante lecture succéda un assez long silence. Les larmes de Rose et de Blanche coulèrent lentement. Dagobert, le front appuyé sur sa main, était aussi douloureusement absorbé.

Au dehors, le vent augmentait de violence; une pluie épaisse commençait à fouetter les vitres sonores; le plus profond silence régnait dans l'auberge.

* * * *

Pendant que les filles du général Simon lisaient avec une si touchante émotion quelques fragments du journal de leur père, une scène mystérieuse, étrange, se passait dans l'intérieur de la ménagerie du dompteur de bêtes.

IX. Les cages.

Morok venait de s'armer; par-dessus sa veste de peau de daim, il avait revêtu sa cote de mailles, tissu d'acier souple comme la toile, dure comme le diamant; recouvrant ensuite ses bras de brassards, ses jambes de jambards, ses pieds de bottines ferrées, et dissimulant cet attirail défensif sous un large pantalon et sous une ample pelisse soigneusement boutonnée, il avait pris à la main une longue tige de fer chauffée à blanc, emmanchée dans une poignée de bois.

Quoique depuis longtemps domptés par l'adresse et par l'énergie du Prophète, son tigre Caïn, son lion Judas et sa panthère noire la Mort avaient voulu, dans quelques accès de révolte, essayer sur lui leurs dents et leurs ongles; mais, grâce à l'armure cachée par sa pelisse, ils avaient émoussé leurs ongles sur un épiderme d'acier, ébréché leurs dents sur des bras et des jambes de fer, tandis qu'un léger coup de badine métallique de leur maître faisait fumer et grésiller leur peau, en la sillonnant d'une brûlure profonde. Reconnaissant l'inutilité de leurs morsures, ces animaux, doués d'une grande mémoire, comprirent que désormais ils essayeraient en vain leurs griffes et leurs mâchoires sur un être invulnérable. Leur soumission craintive s'augmenta tellement, que, dans ses exercices publics, leur maître, au moindre mouvement d'une petite baguette recouverte de papier de couleur de feu, les faisait ramper et se coucher épouvantés.

Le Prophète, armé avec soin, tenant à la main le fer chauffé à blanc par Goliath, était donc descendu par la trappe du grenier qui s'étendait au-dessus du vaste hangar où l'on avait déposé les cages de ses animaux: une simple cloison de planches séparait ce hangar de l'écurie des chevaux du dompteur de bêtes.

Un fanal à réflecteur jetait sur les cages une vive lumière. Elles étaient au nombre de quatre. Un grillage de fer, largement espacé, garnissait leurs faces latérales. D'un côté, ce grillage tournait sur des gonds comme une porte, afin de donner passage aux animaux que l'on y renfermait; le parquet des loges reposait sur deux essieux et quatre petites roulettes de fer; on les traînait ainsi facilement jusqu'au grand chariot couvert où on les plaçait pendant les voyages. L'une d'elles était vide, les trois autres renfermaient, comme on sait, une panthère, un tigre et un lion. La panthère, originaire de Java, semblait mériter ce nom lugubre, LA MORT, par son aspect sinistre et féroce. Complètement noire, elle se tenait tapie et ramassée sur elle-même au fond de sa cage; la couleur de sa robe se confondant avec l'obscurité qui l'entourait, on ne distinguait pas son corps, on voyait seulement dans l'ombre deux lueurs ardentes et fixes: deux larges prunelles d'un jaune phosphorescent, qui ne s'allumaient pour ainsi dire qu'à la nuit, car tous ces animaux de la race féline n'ont l'entière lucidité de leur vue qu'au milieu des ténèbres.

Le Prophète était entré silencieusement dans l'écurie; le rouge sombre de sa longue pelisse contrastait avec le blond mat et jaunâtre de sa chevelure raide et de sa longue barbe; le fanal, placé assez haut, éclairait complètement cet homme, et la crudité de la lumière, opposée à la dureté des ombres, accentuait davantage encore les plans heurtés de sa figure osseuse et farouche. Il s'approcha lentement de la cage. Le cercle blanc qui entourait sa fauve prunelle semblait s'agrandir: son oeil luttait d'éclat et d'immobilité avec l'oeil étincelant et fixe de la panthère… Toujours accroupie dans l'ombre, elle subissait déjà l'influence du regard fascinateur de son maître; deux ou trois fois elle ferma brusquement ses paupières, en faisant entendre un sourd râlement de colère; puis bientôt ses yeux, rouverts comme malgré elle, s'attachèrent invinciblement sur ceux du Prophète. Alors les oreilles rondes de la Mort se collèrent à son crâne aplati comme celui d'une vipère; la peau de son front se rida convulsivement; elle contracta son mufle hérissé de longues soies, et par deux fois ouvrit silencieusement sa gueule armée de crocs formidables. De ce moment, une sorte de rapport magnétique sembla s'établir entre les regards de l'homme et ceux de la bête. Le Prophète étendit vers la cage sa tige d'acier chauffée à blanc, et dit d'une voix brève et impérieuse:

— La Mort… ici!

La panthère se leva, mais s'écrasa tellement que son ventre et ses coudes rasaient le plancher. Elle avait trois pieds de haut et près de cinq pieds de longueur; son échine élastique et charnue, ses jarrets aussi descendus, aussi larges que ceux d'un cheval de course, sa poitrine profonde, ses épaules énormes et saillantes, ses pattes nerveuses et trapues, tout annonçait que ce terrible animal joignait la vigueur à la souplesse, la force à l'agilité.

Morok, sa baguette de fer toujours étendue vers la cage, fit un pas vers la panthère… La panthère fit un pas vers le Prophète… Il s'arrêta… La Mort s'arrêta.

À ce moment, le tigre Judas, auquel Morok tournait le dos, fit un bond violent dans sa cage, comme s'il eût été jaloux de l'attention que son maître portait à la panthère; il poussa un grognement rauque, et, levant sa tête, montra le dessous de sa redoutable mâchoire triangulaire et son puissant poitrail d'un blanc sale, où venaient se fondre les tons cuivrés de sa robe fauve rayée de noir; sa queue, pareille à un gros serpent rougeâtre annelé d'ébène, tantôt se collait à ses flancs, tantôt les battait par un mouvement lent et continu; ses yeux, d'un vert transparent et lumineux, s'arrêtèrent sur le Prophète. Telle était l'influence de cet homme sur ses animaux, que Judas cessa presque aussitôt son grondement, comme s'il eût été effrayé de sa témérité; cependant sa respiration resta haute et bruyante. Morok se tourna vers lui; pendant quelques secondes, il l'examina très attentivement.