Mais rassure- toi, ma bonne Éva, ce n'est rien… une égratignure…

— Blessé… encore blessé, mon Dieu! s'écria Blanche en joignant les mains et en interrompant sa soeur.

— Rassurez-vous, dit Dagobert, ça n'aura été, comme dit le général, qu'une égratignure: car autrefois les blessures qui n'empêchaient pas de se battre, il les appelait des _blessures blanches… _Il n'y a que lui pour trouver des mots pareils.

«Djalma me voyant blessé, reprit Rose en essuyant ses yeux, se sert de sa lourde carabine comme d'une massue, et fait reculer les soldats; mais, à ce moment, je vois un nouvel assaillant, abrité derrière un massif de bambous dominant le ravin, abaisser lentement son long fusil, poser le canon entre deux branches, souffler sur la mèche, ajuster Djalma, et le courageux enfant reçoit une balle dans la poitrine, sans que mes cris aient pu l'avertir… Se sentant frappé, il recule malgré lui de deux pas, tombe sur un genou, mais tenant toujours ferme et tâchant de me faire un rempart de son corps… Tu conçois ma rage, mon désespoir; malheureusement mes efforts pour me dégager étaient paralysés par une douleur atroce que je ressentais à la cuisse. Impuissant et désarmé, j'assistai donc pendant quelques secondes à cette lutte inégale. Djalma perdait beaucoup de sang! son bras faiblissait! déjà un des _irréguliers, _excitant les autres de la voix, décrochait de sa ceinture une sorte d'énorme et lourde serpe qui tranche la tête d'un seul coup, lorsque arrivent une douzaine de nos montagnards ramenés par le mouvement du combat. Djalma est délivré à son tour; on me dégage: au bout d'un quart d'heure, j'ai pu remonter à cheval. L'avantage nous est encore resté aujourd'hui, malgré bien des pertes. Demain, l'affaire sera décisive, car les feux du bivouac anglais se voient d'ici… Voilà, ma tendre Éva, comment j'ai dû la vie à cet enfant. Heureusement sa blessure ne donne aucune inquiétude; la balle a dévié et glissé le long des côtes.»

— Ce brave garçon aura dit, comme le général: _Blessure blanche, _dit Dagobert.

«Maintenant, ma chère Éva, reprit Rose, il faut que tu connaisses, au moins par ce récit, cet intrépide Djalma; il a dix-huit ans à peine. D'un mot je te peindrai cette noble et vaillante nature; dans son pays, on donne quelquefois des surnoms; dès quinze ans, on l'appelait le _Généreux, _généreux de coeur et d'âme, s'entend; par une coutume du pays, coutume bizarre et touchante, ce surnom a remonté à son père, que l'on appelle _le Père du Généreux, _et qui pourrait à bon droit s'appeler _le Juste, _car ce vieil Indien est un type rare de loyauté chevaleresque, de fière indépendance. Il aurait pu, comme tant d'autres pauvres princes de ce pays, se courber humblement sous l'exécrable despotisme anglais, marchander l'abandon de sa souveraineté et se résigner devant la force. Lui, non: _Mon droit tout entier, ou une fosse dans les montagnes où je suis né. _Telle est sa devise. Ce n'est pas forfanterie; c'est conscience de ce qui est droit et juste. «Mais vous serez brisé dans la lutte, lui ai-je dit? — Mon ami, si pour vous forcer à une action honteuse, on vous disait: Cède ou meurs?», me demanda- t-il. De ce jour, je l'ai compris, et je me suis voué corps et âme à cette cause toujours sacrée du faible contre le fort. Tu vois, mon Éva, que Djalma se montre digne d'un tel père. Ce jeune Indien est d'une bravoure si héroïque, si superbe, qu'il combat comme un jeune Grec du temps de Léonidas, la poitrine nue, tandis que les autres soldats de son pays, qui en effet restent habituellement les épaules, les bras et la poitrine découverts, endossent pour la guerre une casaque assez épaisse; la folle intrépidité de cet enfant m'a rappelé le roi de Naples, dont je t'ai si souvent parlé, et que j'ai vu cent fois à notre tête dans les charges les plus périlleuses, ayant pour toute armure une cravache à la main.

— Celui-là est encore un de ceux dont je vous parlais, et que l'empereur s'amusait à faire jouer au monarque, dit Dagobert. J'ai vu un officier prussien prisonnier, à qui cet enragé roi de Naples avait cinglé la figure d'un coup de cravache; la marque y était bleue et rouge. Le Prussien disait, en jurant, qu'il était déshonoré, qu'il aurait mieux aimé un coup de sabre… Je le crois bien… diable de monarque! il ne connaissait qu'une chose: _marcher droit au canon; _dès qu'on canonnait quelque part, on aurait dit que ça l'appelait par tous ses noms, et il accourait en disant: «Présent!…» Si je vous parle de lui, mes enfants, c'est qu'il répétait à qui voulait l'entendre: «Personne n'entamera un carré que le général Simon ou moi n'entamerions pas.»

Rose continua:

«J'ai remarqué avec peine que, malgré son jeune âge, Djalma avait souvent des accès de mélancolie profonde. Parfois, j'ai surpris entre son père et lui des regards singuliers… Malgré notre attachement mutuel, je crois que tous deux me cachent quelque triste secret de famille, autant que j'en ai pu juger par plusieurs mots échappés à l'un et à l'autre: il s'agit d'un événement bizarre, auquel leur imagination naturellement rêveuse et exaltée aura donné un caractère surnaturel.

«Du reste, tu sais, mon amie, que nous avons perdu le droit de sourire de la crédulité d'autrui… moi, depuis la campagne de France, où il m'est arrivé cette aventure si étrange, que je ne puis encore m'expliquer…»

— C'est celle de cet homme qui s'est jeté devant la bouche du canon… dit Dagobert.

«Toi, reprit la jeune fille en reprenant la lecture, toi, ma chère Éva, depuis les visites de cette femme jeune et belle que ta mère prétendait avoir aussi vue chez sa mère, quarante ans auparavant…

Les orphelines regardèrent le soldat avec étonnement.

— Votre mère ne m'avait jamais parlé de cela… ni le général non plus… mes enfants; ça me semble aussi singulier qu'à vous.

Rose reprit avec une émotion et une curiosité croissantes:

«Après tout, ma chère Éva, souvent les choses en apparence très extraordinaires s'expliquent par un hasard, une ressemblance ou un jeu de la nature. Le merveilleux n'étant toujours qu'une illusion d'optique, ou le résultat d'une imagination déjà frappée, il arrive un moment où ce qui semblait surhumain ou surnaturel se trouve l'événement le plus humain et le plus naturel du monde; aussi je ne doute pas que ce que nous appelions nos _prodiges _n'ait tôt ou tard ce dénouement terre à terre.»

— Vous voyez, mes enfants, cela paraît d'abord merveilleux… et au fond… c'est tout simple… ce qui n'empêche pas que pendant longtemps on n'y comprend rien…

— Puisque notre père le dit, il faut le croire, et ne pas nous étonner; n'est-ce pas, ma soeur?

— Non, puisqu'un jour cela s'explique.

— Au fait, dit Dagobert après un moment de réflexion, une supposition? Vous vous ressemblez tellement, n'est-ce pas, mes enfants? que quelqu'un qui n'aurait pas l'habitude de vous voir chaque jour vous prendrait facilement l'une pour l'autre… Eh bien! s'il ne savait pas que vous êtes, pour ainsi dire, doubles, voyez dans quels étonnements il pourrait se trouver… Bien sûr, il croirait au diable, à propos de bons petits anges comme vous.

— Tu as raison, Dagobert; comme cela bien des choses s'expliquent, ainsi que le dit notre père. Et Rose continua de lire:

«Du reste, ma tendre Éva, c'est avec quelque fierté que je songe que Djalma a du sang français dans les veines; son père a épousé, il y a plusieurs années, une jeune fille dont la famille, d'origine française, était depuis très longtemps établie à Batavia, dans l'île de Java. Cette parité de position entre mon vieil ami et moi a augmenté ma sympathie pour lui, car ta famille aussi, mon Éva, est d'origine française, et depuis bien longtemps établie à l'étranger; malheureusement, le pauvre prince a perdu depuis plusieurs années cette femme qu'il adorait!

«Tiens, mon Éva bien-aimée, ma main tremble en écrivant ces mots: je suis faible, je suis fou… mais, hélas! mon coeur se serre, se brise… Si un pareil malheur m'arrivait!… Oh, mon Dieu! et notre enfant… que deviendrait-il sans toi… sans moi… dans ce pays barbare!… Non! non! cette crainte est insensée… Mais quelle horrible torture!… car enfin, où es-tu? que fais-tu? que deviens-tu?… Pardon… de ces noires pensées… souvent elles me dominent malgré moi… Moments funestes… affreux… car, lorsqu'ils ne m'obsèdent pas, je me dis: Je suis proscrit, malheureux; mais au moins, à l'autre bout du monde, deux coeurs battent pour moi, le tien, mon Éva, et celui de notre enfant…»

Rose put à peine achever ces derniers mots; depuis quelques instants, sa voix était entrecoupée de sanglots. Il y avait en effet un douloureux accord entre les craintes du général Simon et la triste réalité; et puis, quoi de plus touchant que ces confidences écrites le soir d'une bataille, au feu du bivouac, par le soldat qui tâchait de tromper ainsi le chagrin d'une séparation si pénible, mais qu'il ne savait pas alors devoir être éternelle!

— Pauvre général… il ignore notre malheur, dit Dagobert, après un moment de silence, mais il ignore aussi qu'au lieu d'un enfant, il y en a deux… ce sera du moins une consolation… Mais, tenez, Blanche, continuez de lire, je crains que cela ne fatigue votre soeur… elle est trop émue… Et puis, après tout, il est juste que vous partagiez le plaisir et le chagrin de cette lecture.

Blanche prit la lettre, et Rose, essuyant ses yeux pleins de larmes, appuya à son tour sa jolie tête sur l'épaule de sa soeur, qui continua de la sorte:

«Je suis plus calme maintenant, ma tendre Éva; un moment j'ai cessé d'écrire, et j'ai chassé ces noires idées: reprenons notre entretien.

«Après avoir ainsi longuement causé de l'Inde avec toi, je te parlerai un peu de l'Europe; hier au soir, un de nos gens, homme très sûr, a rejoint nos avant-postes; il m'apportait une lettre arrivée de France à Calcutta; enfin, j'ai des nouvelles de mon père, mon inquiétude a cessé. Cette lettre est datée du mois d'août de l'an passé. J'ai vu, par son contenu, que plusieurs autres lettres auxquelles il fait allusion ont été retardées ou égarées; car depuis près de deux ans je n'en avais pas reçu; aussi étais-je dans une inquiétude mortelle à son sujet. Excellent père! toujours le même; l'âge ne l'a pas affaibli, son caractère est aussi énergique, sa santé aussi robuste que par le passé, me dit- il; toujours fidèle à ses austères idées républicaines, et espérant beaucoup… Car, dit-il, _les temps sont proches, _et il souligne ces mots… Il me donne aussi, comme tu vas le voir, de bonnes nouvelles de la famille de notre vieux Dagobert… de notre ami… Vrai, ma chère Éva, mon chagrin est moins amer… quand je pense que cet excellent homme est auprès de toi; car je le connais, il t'aura accompagnée dans ton exil. Quel coeur d'or… sous sa rude écorce de soldat!… Comme il doit aimer notre enfant!…»

Ici, Dagobert toussa deux ou trois fois, se baissa et eut l'air de chercher par terre son petit mouchoir à carreaux rouges et bleus qui était sur son genou. Il resta ainsi quelques instants courbé. Quand il se releva il essuyait sa moustache.

— Comme notre père te connaît bien!…

— Comme il a deviné que tu nous aimes!…

— Bien, bien, mes enfants, passons cela… Arrivez tout de suite à ce que dit le général de mon petit Agricol et de Gabriel, le fils adoptif de ma femme… Pauvre femme, quand je pense que, dans trois mois peut-être… Allons, enfants, lisez, lisez… ajouta le soldat, voulant contenir son émotion.

«J'espère toujours malgré moi, ma chère Éva, que peut-être un jour ces feuilles te parviendront, et dans ce cas je veux y écrire ce qui peut aussi intéresser Dagobert. Ce sera pour lui une consolation d'avoir quelques nouvelles de sa famille.