Enfin, lundi dernier, je reçois une lettre d'elle; elle était libre pour un jour ou deux, et m'attendait à sa campagne. Vous comprenez que je pars; on m'attendait pour dîner; j'arrive à l'heure dite, à six heures. C'était par une adorable soirée d'automne, une de ces soirées d'automne qui rappellent le printemps. Elle m'attendait sur le perron, vêtue de blanc, comme une vestale antique. Elle me conduisit à une terrasse enveloppée de fleurs; la table était servie pour nous deux. Je n'ai jamais vu fête pareille, mon ami; toute la nature était en joie! Le soleil était tiède, la brise caressante, l'atmosphère parfumée… Eh bien, savez-vous ce que je suis devenu au milieu de ces honnêtes excitations? Une véritable borne-fontaine! _J'ai pleuré, et tout s'est borné là. _Si, au lieu de me donner rendez-vous sur une terrasse couverte de fleurs, en plein air, au soleil couchant, cette femme m'eût donné rendez-vous dans quelque mauvais lieu, j'eusse été un Hercule, au lieu d'être un Abélard.

Et voilà ce que le pauvre Eugène appelait de la corruption.

Comment arriver à raconter le pendant de cette anecdote? Je n'en sais rien, mais je vais essayer.

Fermez-vous, oreilles chastes; voilez-vous, regards pudibonds.

Un soir, il est arrêté par une fille, et monte chez elle.

Dans un coin de la chambre, il voit une espèce d'assemblage de châles, de robes et de chiffons, duquel sortait de temps en temps un soupir.

— Qu'est-ce que cela? demande Eugène Sue.

— Ne fais pas attention, dit la fille, c'est une de mes amies.

— C'est une femme, cela?

— Sans doute.

— Mais où est sa tête?

— Tu ne peux pas la voir, elle la cache entre ses mains.

—Pourquoi la cache-t-elle?

La fille se penche à son oreille:

— Son amant lui a jeté du vitriol au visage, de sorte qu'elle est dévisagée.

La fille, accroupie, qui se doute que l'on raconte son aventure, se met à pleurer. Eugène va à elle.

— Ah çà! lui dit-il, pauvre fille, tu regrettes donc de ne plus pouvoir faire le métier?

— Quelquefois, dit la fille en regardant entre ses doigts, quand je vois un beau garçon comme toi.

Eugène Sue va aux bougies et les souffle.

Puis, s'en allant, il laisse deux louis sur la cheminée.

Il avait fait double aumône, et il donnait cette anecdote comme une preuve de sa corruption.

En 1834, Eugène Sue fit paraître les premières livraisons de son _Histoire de la marine française, _un de ses plus mauvais ouvrages.

Le libraire n'acheva pas la publication.

Eugène Sue, par la nature de son talent, ne pouvait réussir ni dans l'histoire, ni dans le roman historique. _Jean Cavalier _est un livre médiocre, et c'est cependant le plus important de ses ouvrages historiques. _Le Morne au diable, _moins long, est infiniment meilleur; quoique la fable du duc de Monmouth, si bossu que le bourreau s'y reprit à trois ou quatre fois pour lui couper la tête, soit inadmissible.

En sept ou huit ans, il publia successivement, mais sans succès réel, Deleytar, Le Marquis de Létorières, Hercule Hardy, Le Colonel Surville, Le Commandeur de Malte, Paula Monti.

Pendant ce temps, Sue avait mené la vie de grand seigneur. Il avait, rue de la Pépinière, une charmante maison encombrée de merveilles et qui n'avait qu'un défaut: c'était de ressembler à un cabinet de curiosités; il avait trois domestiques, trois chevaux, trois voitures; tout cela tenu à l'anglaise; il avait les plus ruineuses de toutes les maîtresses, des femmes du monde; il avait une argenterie que l'on estimait cent mille francs; il donnait d'excellents dîners, et se passait enfin tous ses caprices, ce qui était d'autant plus facile que, lorsqu'il manquait d'argent, il écrivait à son notaire: «Envoyez-moi trois mille, cinq mille, dix mille francs» et que son notaire les lui envoyait.

Mais, un jour qu'il avait demandé cinq mille francs à son notaire, son notaire lui répondit:

«Mon cher client,

«Je vous envoie les cinq mille francs que vous me demandez; mais je vous préviens qu'encore deux demandes pareilles et tout sera fini.

«Vous avez mangé toute votre fortune, moins quinze mille francs.»

Le hasard me conduisit chez lui ce jour-là. Nous devions faire une pièce ensemble; il m'avait écrit plusieurs fois de venir le voir, et j'étais venu.

Il était atterré.

Il me raconta très simplement ce qui lui arrivait, en me disant:

— Je ne toucherai point à ces quinze mille francs-là; j'emprunterai, je travaillerai et je rendrai.

— Oh! lui dis-je, à quoi pensez-vous, cher ami! Si vous empruntez, les intérêts vous mangeront bien au-delà de vos quinze mille francs.

— Non, me dit-il, j'ai quelqu'un, une excellente amie à moi…

— Une femme?

— Plus qu'une femme, une parente, une parente très riche; elle me prêtera ce dont j'aurai besoin, fût-ce cinquante mille francs. Venez demain, j'aurai sa réponse.

Je revins le lendemain. Je le trouvai anéanti. La personne avait répondu par un refus motivé sur toutes ces banalités que l'on invente quand on ne veut pas rendre un service. Mais ce qui était le plus curieux, c'était le post-scriptum qui terminait la lettre:

Vous parlez d'aller à la campagne; surtout n'y allez pas avant de m'avoir présenté à l'ambassadeur d'Angleterre.

C'était surtout ce post-scriptum qui exaspérait le pauvre Eugène.

— Et que l'on dise encore, s'écriait-il, que je peins la société en laid! Le lendemain, je revins le voir, non point pour travailler, mais pour savoir dans quel état il était.

Il était au lit avec une fièvre horrible. Il avait été à Châtenay, petite maison de campagne qu'il avait, pour reposer un instant sa pauvre tête brisée sur le coeur d'une femme qu'il aimait; mais elle connaissait sa ruine et s'était excusée de ne pouvoir venir au rendez-vous.

Il n'y avait cependant pas loin de Verrières à Châtenay. Passons du jeune homme à l'homme. La douleur mûrit vite. D'ailleurs, Eugène Sue avait trente-six à trente-huit ans à peu près, lors de cette catastrophe.

L'homme.

Ce qui épouvanta surtout Eugène Sue, ce ne fut point seulement qu'il ne lui restât plus que quinze mille francs, c'est qu'il reconnut qu'il en devait à peu près cent trente mille.

Il tomba dans un profond marasme.

Tous les amis des jours de jeunesse et de folies avaient disparu.
Une autre société s'était faite autour de l'auteur de talent.

Au nombre des jeunes hommes qu'Eugène Sue voyait le plus à cette époque était Ernest Legouvé.

Legouvé est un esprit sain, un coeur droit, une âme chrétienne.

Il se trouvait, sinon parent, du moins allié d'Eugène Sue. La première femme du docteur Sue était devenue, après divorce, la seconde femme du père de Legouvé, l'auteur du Mérite des femmes.

Ernest Legouvé s'inquiéta de l'état dans lequel il voyait Eugène.

Il avait lui-même pour ami un homme non seulement à l'âme droite, mais au coeur fort. C'était Goubaux.

Goubaux connaissait peu Eugène Sue, ne l'ayant vu que deux ou trois fois et sans intimité; il n'en accepta pas moins cette mission que lui confiait Legouvé et qui avait pour but de relever, par la force, par la raison et par la droiture, cette âme brisée qui n'avait la force que de gémir.

Goubaux trouva le malade dans une atonie morale complète; tout venait de lui manquer à la fois: fortune, amitié, amour!

Goubaux essaya de le renouveler par la gloire.

Mais lui, souriant tristement:

— Mon cher monsieur, lui dit-il, voulez-vous que je vous dise une chose, c'est que je n'ai pas de talent.

— Comment, vous n'avez pas de talent? dit Goubaux étonné.

— Eh! non, j'ai eu quelques succès, mais médiocres; rien de tout ce que j'ai fait n'est réellement une oeuvre. Je n'ai ni style, ni imagination, ni fond, ni forme; mes romans maritimes sont de mauvaises imitations de Cooper; mes romans historiques, de mauvaises imitations de Walter Scott.

Quant à mes trois ou quatre pièces de théâtre, cela n'existe pas. J'ai une façon de travailler déplorable: je commence mon livre sans avoir ni milieu ni fin; je travaille au jour le jour, menant ma charrue sans savoir où, ne connaissant pas même le terrain que je laboure. Tenez, en voulez-vous un exemple: voilà deux mois que j'ai fait les deux premiers feuilletons d'un roman nommé _Arthur; _voilà deux mois que ces deux feuilletons ont paru dans _La Presse. _Je ne puis pas arriver à faire le troisième. Je suis un homme perdu, mon cher monsieur Goubaux, et, si je n'étais pas _poltron comme une vache, _je me brûlerais la cervelle.

— Allons, dit Goubaux, vous êtes plus malade qu'on ne me l'avait dit. Je croyais vous trouver ne doutant que des autres, et je vous trouve doutant de vous-même. Je vais lire ce soir ces deux premiers feuilletons d'_Arthur, _et je reviendrai demain en causer avec vous.

Et il lui tendit la main. Eugène Sue prit la main que lui tendit Goubaux, mais avec un sourire découragé et en secouant la tête.