Goubaux revint le lendemain; il avait lu les deux chapitres. Ces deux chapitres, dont le premier est consacré à un voyage avec un postillon qui raconte comment il a été dupe de la vieille mystification d'un homme qui, voulant aller vite et ne payer que vingt-cinq sous de guides, recommande au postillon d'aller doucement, ce que celui-ci se garde bien de faire, et dont le second contient la description d'une maison de campagne charmante, espèce d'oasis perdue dans un désert du Midi, au milieu des sables; ces deux chapitres, en piquant la curiosité, n'entament aucun sujet. Ils avaient donc pu, en effet, comme l'avait dit Eugène Sue, être écrits sur une première donnée, rompue avec ces deux premiers chapitres et ne donnant absolument dans rien.

— Ah! vous voilà? dit Eugène Sue. Je vous avoue que je ne comptais pas vous revoir.

— Pourquoi cela?

— Mais parce que je suis assommant, et qu'à votre place je ne serais pas revenu. Goubaux haussa les épaules.

— J'espère, au moins, reprit Eugène Sue, que vous n'avez pas lu les deux chapitres?

— C'est ce qui vous trompe, je les ai lus.

— J'en fais compliment à votre patience. Goubaux lui prit la main.

— Écoutez-moi, lui dit-il.

— Oh! parlez.

— Vous dites que vous n'avez rien d'arrêté pour la suite de votre roman?

— Pas cela! Et Eugène jeta une chiquenaude en l'air.

— Eh bien, je vais vous donner une idée.

— Laquelle?

— Vous doutez de tout, de vos amis, de vos maîtresses, de vous- même?

— J'ai quelques raisons pour cela.

— Eh bien, faites le roman du doute: que ce voyageur qui visite la maison abandonnée soit vous. Creusez votre coeur, faites-en résonner toutes les fibres. L'autopsie que l'on fait de son propre coeur est la plus curieuse de toutes, croyez-moi, et ce n'était pas sans raison que les Grecs avaient écrit, sur le fronton du temple de Delphes, cette maxime du sage: «Connais-toi toi-même.» Vous serez tout étonné qu'autour de vous gravitera tout un monde de personnages créés, non point par vous, mais, selon le côté où vous les envisagerez, par le hasard, la fatalité ou la Providence. Quant aux événements, au lieu que ce soient les caractères qui ressortent d'eux, ce sont eux qui ressortiront des caractères. Mais, avant tout, quittez Paris, isolez-vous avec vous-même, trouvez quelque campagne; il n'est pas besoin qu'elle ait le confortable de celle que vous décrivez. Allez, allez, et ne revenez que quand votre roman sera fini.

Eugène Sue poussa un soupir de doute.

— Vous en avez le placement, n'est-ce pas?

— J'ai un traité avec un libraire qui me donne trois mille francs par volume; plus, _La Presse, _qui peut m'en rapporter deux mille.

— Allez, restez quatre mois, faites quatre volumes; vous aurez gagné vingt mille francs, et vous en aurez dépensé deux ou trois mille; il vous restera dix-sept mille francs; vous paierez là- dessus cinq ou six mille, vous garderez le reste. Vous verrez comme cela fait du bien, de payer.

— Mais…

— Je vous dis d'aller. Eugène Sue laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

— Je vous quitte, lui dit Goubaux.

— Reviendrez-vous demain?

— Non. J'attendrai de vos nouvelles. Et il sortit.

Le lendemain, il reçut un petit billet parfumé et sur du papier de couleur. C'était une des faiblesses de notre ami.

Vous avez raison. Je pars et ne reviendrai que quand Arthur sera fini. Votre bien reconnaissant, Eugène Sue. Si vous avez à m'écrire, écrivez-moi à Châtenay; ayant cette maison de campagne, j'ai jugé inutile de faire la dépense d'en louer une autre.

Trois mois après, il revint. Arthur était fait. Voyez, par cet extrait de la préface, s'il avait bien suivi le conseil de Goubaux.

«Le personnage d'_Arthur _n'est pas une fiction… son caractère, une invention d'écrivain; les principaux événements de sa vie sont racontés naïvement; presque toutes les particularités en sont vraies.

«Attiré vers lui par un attrait aussi inexplicable qu'irrésistible, mais souvent forcé de l'abandonner, tantôt avec une sorte d'horreur, tantôt par un sentiment de pitié douloureuse, j'ai longtemps connu, quelquefois consolé, mais toujours profondément plaint cet homme singulier et malheureux.

«Si, afin de rassembler les souvenirs d'hier, et presque stéréotypés dans ma mémoire, j'ai choisi ce cadre: _Journal d'un inconnu, _c'est que j'ai cru que ce mode d'affirmation, pour ainsi dire personnelle, donnerait encore plus d'autorité, d'individualité au caractère neuf et bizarre d'Arthur, dont ces pages sont le plus intime, le plus fidèle reflet.

«En effet, _une puissance rare: l'attraction; un penchant peu vulgaire: la défiance de soi, _servent de double pivot à cette nature excentrique qui emprunte toute son originalité de la combinaison étroite, et pourtant anormale, de ces deux contrastes.

«En d'autres termes: qu'un homme doué d'un très grand attrait, soit, sinon présomptueux, du moins confiant en lui, rien de plus simple; qu'un homme sans intelligence ou sans dehors soit défiant de lui, rien de plus naturel.

«Qu'au contraire, un homme réunissant, par hasard, les dons de l'esprit, de la nature et de la fortune, plaise, séduise, mais qu'il ne croie pas au charme qu'il inspire; et cela, parce qu'ayant la conscience de sa misère et de son égoïsme, et que, jugeant les autres d'après lui, il se défie de tous, parce qu'il doute de son propre coeur; que, doué pourtant de penchants généreux et élevés auxquels il se laisse parfois entraîner, bientôt il les refoule impitoyablement en lui de crainte d'en être dupe, parce qu'il juge ainsi le monde, qu'il les croit, sinon ridicules, du moins funestes à celui qui s'y livre; ces contrastes ne semblent-ils pas un curieux sujet d'étude?

«Qu'on joigne, enfin, à ces deux bases primordiales du caractère, des instincts de tendresse, de confiance, d'amour et de désoeuvrement, sans cesse contrariés par une défiance incurable, ou flétris dans leur germe par une connaissance fatale et précoce des plaies morales de l'espèce humaine; un esprit souvent accablé, inquiet, chagrin, analytique, mais d'autres fois vif, ironique et brillant; une fierté, ou plutôt une susceptibilité à la fois si irritable, si ombrageuse et si délicate, qu'elle s'exalte jusqu'à une froide et implacable méchanceté si elle se croit blessée, ou qu'elle s'épanche en regrets touchants et désespérés, lorsqu'elle a reconnu l'injustice de ses soupçons; et on aura les principaux traits de cette organisation.

«Quant aux accessoires de la figure principale de ce récit, quant aux scènes de la vie du monde, parmi lesquelles on la voit agir, l'auteur de ce livre en reconnaît d'avance la pauvreté stérile; mais il pense que les moeurs de la société, aujourd'hui, n'en présentent pas d'autres, ou, du moins, il avoue n'avoir pas su les découvrir.

«Ceci dit à propos de cet ouvrage, ou plutôt de cette longue, trop longue peut-être, étude biographique, passons.

«Un écrivain n'ayant guère d'autre moyen de répondre à la critique d'une oeuvre que dans la préface d'une autre, je dirai donc deux mots sur une question soulevée par mon dernier ouvrage _(Latréaumont), _et posée avec une flatteuse bienveillance par ceux-ci, avec une haute et grave sévérité par ceux-là; ici, avec amertume, là avec ironie, ailleurs avec dédain.

«Cette question est de savoir si je renonce à cette conviction, taxée, selon chacun, de paradoxe, de calomnie sociale, de triste vérité, de misérable raillerie, ou de thèse inféconde; cette question est de savoir, dis-je, si je renonce à cette conviction, que la vertu est malheureuse et le vice heureux ici-bas.

«Et, d'abord, bien que rien ne lui semble plus pénible que de parler de soi, l'auteur de ce livre ne peut se lasser de répéter qu'il n'a pas la moindre des prétentions _philosophiques _qu'on lui accorde, qu'on lui suppose ou qu'on lui reproche; que, dans ses ouvrages sérieux ou frivoles, qu'il s'agisse d'histoire, de comédie ou de romans, il n'a jamais voulu _formuler de système; _qu'il a toujours écrit selon ce qu'il a ressenti, ce qu'il a vu, ce qu'il a lu, sans vouloir imposer sa foi à personne.

«Seulement, ce qui autrefois avait été, pour lui, plutôt la prévision de l'instinct que le résultat de l'expérience, a pris, à ses yeux, l'impérieuse autorité d'un fait.

«Que si, enfin, il semble renoncer, non à sa triste croyance, mais à signaler, même dans ses propres ouvrages, les observations ou les preuves irrécusables qu'il pourrait citer à l'appui de sa conviction, c'est qu'à cette heure, plus avancé dans la vie, il sait qu'une intelligence ordinaire suffit pour faire triompher une erreur, mais que le privilège de consacrer, d'accréditer les VÉRITÉS ÉTERNELLES est réservé au génie ou à la divinité.

«En un mot, ne voulant pas hasarder ici un rapprochement facile et sacrilège entre la vie sublime et la mort infamante du divin Sauveur _(véritable symbole de sa pensée), _il reconnaît humblement que Galilée seul pouvait dire du fond de son cachot: E pur si muove!»

EUGÈNE SUE

Eugène suivit en tout point le conseil de Goubaux. Sur les vingt mille francs d'_Arthur, _il paya six ou sept mille francs de dettes.

De là date l'amitié de Goubaux pour Eugène Sue; et l'espèce de vénération qu'Eugène Sue avait pour Goubaux.

Un jour, il lui disait:

— Tout homme a la chose qu'il aime selon son utilité, et son ami qu'il compare à cette chose. Ainsi, moi-même, j'ai des amis que j'aime, les uns comme mes bagues, les autres comme mon argenterie, les autres comme mes chevaux; vous, mon cher Goubaux, vous êtes ma ferme de Beauce.

Et il ne lui écrivait jamais que: «Ma chère ferme de Beauce.»

Et il avait raison; car Goubaux était non seulement l'homme du conseil moral, mais encore l'homme du conseil littéraire.

Vers 1839 ou 1840, le coeur d'Eugène Sue se reprit d'un grand amour. Cette passion, qui avait commencé comme un caprice à la manière du pari de M. de Richelieu dans _Mademoiselle de Belle- Isle, _devait tenir une grande place dans la vie du romancier.

Cette fois, celle qu'il aimait et dont il était aimé, était une des femmes les plus distinguées et les plus intelligentes de Paris.

Ce fut, ayant à sa droite Goubaux, qui était sa raison, et à sa gauche cette femme, qui était sa lumière, qu'Eugène Sue fit ses deux meilleurs romans, _Mathilde _et Les Mystères de Paris.

_Mathilde _ne fut point estimée à sa valeur; _Les Mystères de Paris _furent estimés au-delà de la leur.

Disons comment se fit ce livre, attaquable sur tant de points, mais si magnifique sur tant d'autres, et qui devait avoir une influence si grande et si inattendue sur l'avenir de son auteur.

Souvent, Goubaux, en causant avec Eugène Sue, lui avait dit:

— Mon cher Eugène, vous croyez connaître le monde et vous n'en avez vu que la surface; vous croyez connaître les hommes et les femmes, et vous n'avez vu et fréquenté qu'une classe de la société. Il y a une chose au milieu de laquelle vous vivez que vous ne voyez pas, qui vous coudoie éternellement, qui vous porte, vous soulève, vous caresse ou vous brise, comme l'océan porte, soulève, caresse ou brise un vaisseau: c'est le peuple! Ce peuple, jamais on ne l'entrevoit même dans vos livres; vous le dédaignez, vous le méprisez, vous le mettez à néant, vous le traitez comme un zéro, et cela, sans le connaître. Voyez donc le peuple, étudiez-le donc, appréciez-le donc; c'est un cinquième élément que la physique a oublié de classer, et qui attend son historien, son romancier, son poète. Vous avez assez vécu jusqu'aujourd'hui dans les régions supérieures de la société; descendez dans les classes inférieures; c'est là, croyez-moi, que sont les grandes douleurs, les grandes misères, les grands crimes, mais aussi les grands dévouements et les grandes vertus.

— Mon cher ami, répondait Eugène Sue, je n'aime pas ce qui est sale et ce qui sent mauvais.

— Médecin des corps, répondait le philosophe, vous avez fouillé dans la puanteur et la pourriture des cadavres pour chercher les remèdes physiques; médecin de l'âme, fouillez dans la puanteur et la pourriture sociales pour chercher les remèdes moraux.

Mais Eugène Sue secouait la tête. Un jour, enfin, il se décida. Il acheta une vieille blouse grise couverte de taches de couleur, et qui avait appartenu à quelque peintre vitrier, se coiffa d'une casquette, passa un pantalon de toile, chaussa de gros souliers, salit ses mains, dont il avait un soin tout particulier, et s'en alla dîner dans un cabaret de la rue aux Fèves.