Le hasard le servit.
Il assista à une rixe grave. Les acteurs de cette rixe lui donnèrent les types de Fleur-de-Marie et du Chourineur; du Chourineur, de l'homme qui voit rouge, c'est-à-dire d'une création qui peut lutter avec ce que les plus grands créateurs ont fait de plus beau.
Il rentra, et, sans savoir où cela le mènerait, il fit les deux premiers chapitres des _Mystères de Paris, _comme il avait fait les deux premiers chapitres d'_Arthur; _puis un troisième, qui s'y rattachait tant bien que mal: c'était un souvenir de la salle d'armes, de boxe et de bâton de lord Seymour.
Rodolphe, à ce moment, n'était pas encore prince régnant.
Ces trois chapitres faits, il envoya chercher Goubaux et les lui lut.
Goubaux trouva les deux premiers chapitres excellents, mais le troisième mal soudé, inutile d'ailleurs. Il fut sacrifié séance tenante.
Eugène Sue n'avait aucun amour-propre, et jetait ses manuscrits au feu avec une extrême facilité.
Il fut, en outre, convenu qu'un roman de cette forme et dans cette couleur ne pouvait passer dans un journal.
— Cela tombe à merveille, dit Eugène Sue: mon libraire m'a demandé de lui rendre le service de lui donner un livre inédit.
Eugène Sue discuta avec Goubaux le plan de trois ou quatre autres chapitres, qui furent arrêtés.
C'était un horizon immense pour Eugène Sue, que quatre chapitres, lui qui, d'habitude, trouvait au hasard de la plume et faisait au jour le jour.
Goubaux parti, Eugène Sue écrivit à son libraire et lui lut les deux chapitres. Il fut convenu que le roman aurait deux volumes et ne serait pas mis dans un journal.
Quinze jours après, le libraire était en possession de son premier volume, et avait l'idée d'aller le vendre au Journal des débats.
Dès leur apparition, _Les Mystères de Paris _eurent un tel succès, qu'il fut convenu qu'au lieu de deux volumes, on en ferait quatre, puis six, puis huit, puis dix, je crois.
De là vient la lassitude et l'affaiblissement des quatre derniers volumes, la déviation des caractères, et les notes nombreuses, destinées à faire passer certaines oppositions trop brutales, comme, par exemple, celle de Fleur-de-Marie, fille publique au premier chapitre, et vierge et martyre au dernier; de plus, chanoinesse!
Le jour où Eugène Sue eut l'idée d'en faire une chanoinesse, ce fut fête rue de la Pépinière. Il crut avoir trouvé un admirable paradoxe social.
Mais, malgré tous les défauts de l'ouvrage, Les Mystères de Paris étaient un livre immense: le peuple y jouait son rôle, un grand rôle.
L'amélioration des classes inférieures était représentée dans la personne du Chourineur.
Morel le lapidaire était un beau type de vertu.
Les misères du peuple y étaient décrites d'une façon poignante.
Le succès fut universel, et, chose étrange, se répandit surtout dans les couches supérieures de la société.
Tous les jours, Eugène Sue recevait, de quelque main invisible, cent francs, deux cents francs, et jusqu'à trois cents francs, avec des billets dans le genre de celui-ci:
Monsieur, Nous ignorions qu'il existât des misères pareilles à celles que vous nous avez racontées; car, pour les si bien dépeindre, vous avez dû nécessairement les voir. Appliquez donc à quelque bonne oeuvre la somme que j'ai l'honneur de vous envoyer.
Et alors seulement, Eugène Sue comprit quel admirable conseil lui avait donné Goubaux.
Il se mit à aimer le peuple, qu'il avait peint, qu'il soulageait, et qui, de son côté, lui faisait son plus grand, son plus beau succès.
Dans la répartition des aumônes qu'il était chargé de faire, il se taxa lui-même à trois cents francs par mois, et, jusqu'à l'heure de sa mort, en exil comme en France, alla souvent au-delà, mais ne demeura jamais en deçà de cette somme.
Au milieu de l'étonnement naïf que lui causait cette espèce de découverte d'un monde inconnu, une suite d'articles de _La Démocratie pacifique _vint le surprendre.
Le journal phalanstérien le présentait à ses lecteurs non seulement comme un grand romancier, mais encore comme un grand philosophe socialiste.
Dès ce moment, Eugène Sue vit la portée inconnue de l'oeuvre qu'il avait produite; il vit la nouvelle voie qui lui était ouverte; il réfléchit un instant; puis, convaincu qu'il y avait plus de bien à faire dans celle-là que dans celle qu'il avait suivie jusqu'alors, il s'y engagea résolument.
_Les Mystères de Paris, _qui avaient beaucoup fait pour la réputation d'Eugène Sue, ne firent rien, momentanément du moins, pour sa fortune: le libraire y gagna tout, lui presque rien.
Mais, aux yeux de la France, aux yeux du monde entier, Eugène Sue fut le premier romancier de son époque: jamais, peut-être, enthousiasme pour une oeuvre ne fut plus universel que pour Les Mystères de Paris.
L'argent, le premier des flatteurs et le plus grand des poltrons, courut au succès.
M. le docteur Véron, l'ancien collègue d'Eugène Sue, venait d'acheter _Le Constitutionnel _expirant. Le malheureux journal, saigné tous les jours par les coups d'épingle des autres journaux, était sur le point de mourir d'épuisement; M. le docteur Véron résolut de le faire revivre avec Eugène Sue.
Il alla trouver l'auteur des _Mystères de Paris, _fit avec lui un traité de quinze ans; pendant quinze ans, Eugène Sue devait produire dix volumes par an, en échange desquels M. le docteur Véron devait lui compter cent mille francs.
M. le docteur Véron partageait dans le produit de l'étranger.
Alors, poursuivant sa voie nouvelle, c'est-à-dire la voie socialiste, Eugène Sue publie Le Juif errant, Martin, Les Sept Péchés capitaux.
Grâce à l'admirable marché qui lui avait été fait, il avait pu payer ses dettes, et retrouver, en partie du moins, cet ancien luxe qui lui était si nécessaire. Il avait sa maison de la rue de la Pépinière, à Paris, et son _château _des Bordes.
Ce château des Bordes lui a été tant reproché, qu'il faut que nous disions un peu ce que c'était que ce fameux château, où nous l'avons été voir en 1846 ou 1847.
Les Bordes, c'est-à-dire le véritable château, appartenaient à son beau-frère, M. Caillard.
À l'extrémité du parc, il y avait une espèce de grange abandonnée.
Eugène Sue, qui logeait aux Bordes, mais qui n'y trouvait pas toutes les conditions de liberté et de solitude désirables pour son travail, demanda à son beau-frère de lui céder cette grange, ce qu'il n'eut pas de peine à obtenir.
Il la fit diviser en plusieurs compartiments, y ajouta une serre, et ce fut le château des Bordes.
Eh! mon Dieu, oui, un véritable château; le goût est un enchanteur dont la baguette bâtit des palais.
Avec des fleurs, des étoffes, de l'argenterie, des vases de Chine, l'enchanteur, qui de rien avait fait _Mathilde _et _Les Mystères de Paris, _fit d'une grange un palais.
Là, son coeur, usé, brisé, desséché par les amours parisiennes, retrouva une certaine fraîcheur; là, l'homme qui, depuis dix ans, n'aimait plus, aima de nouveau.
Ce fut toute une idylle dans sa vie. Au milieu de cette existence devenue un désert, surgit tout à coup une source d'eau vive; puis un ruisseau au doux murmure traça son lit au milieu des sables arides, et, aux bords de ce ruisseau, poussèrent toutes les fleurs de la jeunesse et de l'innocence, les bluets et les boutons d'or, les pâquerettes et les myosotis.
C'était une jeune fille du peuple, petite, brune, modeste; elle était brunisseuse de son état, et était entrée chez Eugène Sue pour avoir soin de l'argenterie, qui était une des passions de notre pauvre ami. Comment s'appelait-elle? Je n'en sais rien; lui l'appelait Fleur-de-Marie.
Jamais elle n'essaya de sortir de l'humble position qu'elle occupait; jamais Eugène Sue n'essaya de la produire. On rencontrait la douce et belle enfant dans les corridors, dans les antichambres, dans les vestibules; elle glissait et disparaissait comme une ombre; mais jamais on ne la vit ni dans la salle à manger, ni dans le salon.
Ces deux ans passés entre cette jeune fille et ses lévriers furent peut-être les deux plus douces, les deux plus limpides, les deux plus sereines années de la vie d'Eugène Sue.
Hélas! les jours de la tempête allaient venir. Dieu, qui voulait sans doute éprouver le poète, lui enleva celle qui, partout, en France comme en exil, eût empêché qu'il ne fût tout à fait malheureux.
Fleur-de-Marie se donna, contre le volet d'un meuble ouvert, un coup à la tête; elle n'y fit point attention d'abord; un abcès se forma, et elle en mourut.
Elle avait passé, dans cette vie agitée, comme un rayon de soleil, comme un parfum, comme un murmure; mais elle y laissait un souvenir éternel.
Eugène Sue fut au désespoir, et voilà où fut en lui l'immense progrès.
Dix ans auparavant, il eût cherché l'oubli dans la débauche, la distraction dans l'orgie; il ne chercha ni à oublier, ni à se distraire. Il pleura et fit le bien.
Cette douleur marqua en lui la complète séparation de l'ancien homme et du nouveau.
Disons une des choses intelligentes et bonnes qu'il faisait là- bas, entre mille autres.
Il attelait deux de ses chevaux à une grande charrette garnie de paille, et il allait prendre chez eux tous les pauvres petits enfants qui, demeurant trop loin de l'école, eussent eu de la peine à s'y rendre à pied, surtout par le mauvais temps; il les conduisait à l'école, puis les faisait reprendre et ramener chez eux le soir; de sorte que ce qui eût été, pour toute cette jeunesse, une fatigue, devenait, grâce à lui, une sorte de fête.
Aussi était-il adoré aux Bordes.
Ce fut là que vint le surprendre la révolution de 1848, à laquelle toutes les intelligences contribuèrent, tant elle était dans les desseins de Dieu.
Il continuait son oeuvre littéraire au milieu des coups de fusil et des émeutes, lorsqu'en 1850, il fut nommé représentant du peuple par les électeurs de la Seine, sans avoir rien fait pour la réussite de cette élection.
En effet, Sue n'était point d'une nature militante, et n'avait qu'à perdre à entrer dans la vie politique, et surtout dans la vie politique parlementaire.
Il était loin d'être éloquent, avait la langue embarrassée, zézayait en parlant, et n'avait pas même dans la conversation ce brio pour lequel beaucoup de gens inférieurs eussent pu lui donner des leçons.
Puis ses affaires s'embarrassaient de nouveau.
M. le docteur Véron était venu le trouver; mais, cette fois, non pas pour hausser le prix de vente de ses livres.
Le résultat de la conférence fut, je crois, qu'Eugène Sue ne dut plus faire que sept volumes par an, au lieu de dix, et que _Le Constitutionnel _ne dut plus les payer que sept mille francs, au lieu de dix mille.
Or, sur ces sept mille francs, il y avait, je ne sais trop comment ni pourquoi, trois mille francs à payer au libraire; de sorte que le libraire, qui ne faisait rien, qui ne publiait même pas, gagnait presque autant qu'Eugène Sue, qui, ayant le travail extrêmement difficile, s'exténuait à produire.
Et même, de ce nouveau traité, _Le Constitutionnel _ne publia que quatre volumes des Sept Péchés capitaux.
Le 2 décembre arriva.
Eugène Sue ne fut porté sur aucune liste de proscription; mais le comte d'Orsay, notre ami commun, lui donna le conseil de s'expatrier volontairement.
Eugène Sue suivit ce conseil. Il se retira à Annecy, en Savoie, chez un de ses amis, M. Masset. Il y a deux Annecy: Annecy-le-Neuf et Annecy-le-Vieux.
M. Masset habitait Annecy-le-Vieux. Eugène Sue logea d'abord chez lui; puis, un petit chalet étant venu à vaquer sur les bords du lac, il le loua pour la modique somme de quatre cents francs par an. En quittant la France, Eugène Sue y avait laissé une centaine de mille francs de dettes, à peu près. Son premier soin fut de s'occuper de ses créanciers. Il fit un marché avec Masset.
Masset paierait ses dettes, lui donnerait dix mille francs par an pour vivre, et garderait le surplus pour se rembourser. Masset remboursé, le surplus des dix mille francs serait placé à la banque d'Annecy.
Au bout de trois ans, Masset fut remboursé, et les placements commencèrent.
Il y a un an à peu près que Goubaux recevait d'Eugène Sue une lettre qui commençait par ces mots:
Ma chère ferme de Beauce,
Croiriez-vous une chose, c'est que, si j'écrivais à la banque d'Annecy: «Payez à mon ordre la somme de vingt-cinq mille francs», elle la paierait sans contestation?
Et, en effet, il travaillait là-bas énormément.
Voici quelle était sa vie.
Il se levait à sept heures du matin, puis se mettait au travail aussitôt sa toilette faite. À dix heures, il prenait deux tasses de thé sans crème, parfois de chocolat.
À deux heures, sa journée de travail était finie; alors, il s'habillait selon la saison, et, à moins que le temps ne fût par trop mauvais, faisait à pied le tour du lac, quatre ou cinq lieues.
Il rentrait, se mettait à table, mangeait fortement et passait le reste de la journée avec quelques amis.
Eugène Sue avait, de tout temps, été grand marcheur. Aux Bordes, il faisait, chaque jour, des promenades de trois ou quatre heures consécutives.
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