Le Prophète prend un de ces paquets, le met dans la poche de sa pelisse; puis, fermant le secret du double fond, il replace la caisse sur la tablette.

Cette scène se passe sur les quatre heures de l'après-dîner, à l'auberge du _Faucon Blanc, _unique hôtellerie du village de Mockern, situé près de Leipzig, en venant du Nord vers la France.

Au bout de quelques moments, un rugissement rauque et souterrain fit trembler le grenier.

— _Judas! _tais-toi! dit le Prophète d'un ton menaçant, en tournant la tête vers la trappe.

Un autre grondement sourd, mais aussi formidable qu'un tonnerre lointain, se fit alors entendre.

— _Caïn! _tais-toi! crie Morok en se levant.

Un troisième rugissement d'une férocité inexprimable éclate tout à coup.

— _La Mort! _te tairas-tu! s'écrie le Prophète, et il se précipite vers la trappe, s'adressant à un troisième animal invisible qui porte ce nom lugubre, la Mort.

Malgré l'habituelle autorité de sa voix, malgré les menaces réitérées, le dompteur de bêtes ne peut obtenir le silence: bientôt, au contraire, les aboiements de plusieurs dogues se joignent aux rugissements des bêtes féroces. Morok saisit une pique, s'approche de l'échelle, il va descendre, lorsqu'il voit quelqu'un sortir de la trappe.

Ce nouveau venu a une figure brune et hâlée; il porte un chapeau gris à forme ronde et à larges bords, une veste courte et un large pantalon de drap vert; ses guêtres de cuir poudreuses annoncent qu'il vient de parcourir une longue route; une gibecière est attachée sur son dos par une courroie.

— Au diable les animaux! s'écria-t-il en mettant le pied sur le
plancher, depuis trois jours on dirait qu'ils m'ont oublié…
Judas a passé sa patte à travers les barreaux de sa cage… et la
Mort a bondi comme une furie… ils ne me reconnaissent donc plus?

Ceci fut dit en allemand. Morok répondit, en s'exprimant dans la même langue, avec un léger accent étranger.

— Bonnes ou mauvaises nouvelles, Karl? demanda-t-il avec inquiétude.

— Bonnes nouvelles.

— Tu les a rencontrés?

— Hier, à deux lieues de Wittemberg…

— Dieu soit loué! s'écria Morok en joignant les mains avec une expression de satisfaction profonde.

— C'est tout simple… de Russie en France, c'est la route obligée; il y avait mille à parier contre un qu'on les rencontrerait entre Wittemberg et Leipzig.

— Et le signalement?

— Très fidèle: les deux jeunes filles sont en deuil; le cheval est blanc; le vieillard a une longue moustache, un bonnet de police bleu, une houppelande grise… et un chien de Sibérie sur les talons.

— Et tu les as quittés?

— À une lieue… Avant une demi-heure ils arriveront ici.

— Et dans cette auberge… puisqu'elle est la seule de ce village, dit Morok d'un air pensif.

— Et que la nuit vient… ajouta Karl.

— As-tu fait causer le vieillard?

— Lui? Vous n'y pensez pas!

— Comment?

— Allez donc vous y frotter.

— Et quelle raison?

— Impossible!

— Impossible! pourquoi?

— Vous allez le savoir… Je les ai d'abord suivis jusqu'à la couchée d'hier, ayant l'air de les rencontrer par hasard; j'ai parlé au grand vieillard, en lui disant ce qu'on se dit entre piétons voyageurs: «Bonjour et bonne route, camarade!» Pour toute réponse il m'a regardé de travers, et, du bout de son bâton, m'a montré l'autre côté de la route.

— Il est Français, il ne comprend peut-être pas l'allemand?

— Il le parle au moins aussi bien que vous, puisqu'à la couchée je l'ai entendu demander à l'hôte ce qu'il lui fallait pour lui et pour les jeunes filles.

— Et à la couchée… tu n'as pas essayé encore d'engager la conversation?

— Une seule fois… mais il m'a si brutalement reçu que, pour ne rien compromettre, je n'ai pas recommencé. Aussi, entre nous, je dois vous en prévenir, cet homme a l'air méchant en diable; croyez-moi, malgré sa moustache grise, il paraît encore si vigoureux et si résolu, quoique décharné comme une carcasse, que je ne sais qui, de lui ou de mon camarade le géant Goliath, aurait l'avantage dans une lutte… Je ne sais pas vos projets… mais prenez garde, maître… prenez garde!…

— Ma panthère noire de Java était aussi bien vigoureuse et bien méchante… dit Morok avec un sourire dédaigneux et sinistre.

— La Mort?… Certes, et elle est encore aussi vigoureuse et aussi méchante que jamais… Seulement, pour vous, elle est presque douce.

— C'est ainsi que j'assouplirai ce grand vieillard, malgré sa force et sa brutalité.

— Hum! hum! défiez-vous, maître; vous êtes habile, vous êtes aussi brave que personne; mais, croyez-moi, vous ne ferez jamais un agneau du vieux loup qui va arriver ici tout à l'heure.

— Est-ce que mon Caïn, est-ce que mon tigre Judas ne rampent pas devant moi avec épouvante?

— Je le crois bien, parce que vous avez de ces moyens qui…

— Parce que j'ai la foi… voilà tout… Et c'est tout… dit impérieusement Morok en interrompant Karl et en accompagnant ces mot d'un tel regard que l'autre baissa la tête et resta muet. Pourquoi celui que le Seigneur soutient dans sa lutte contre les bêtes ne serait-il pas aussi soutenu par lui dans ses luttes contre les hommes… quand ces hommes sont pervers et impies? ajouta le Prophète d'un air triomphant et inspiré.

Soit par créance à la conviction de son maître, soit qu'il ne fût pas capable d'engager avec lui une controverse sur ce sujet si délicat, Karl répondit humblement au Prophète:

— Vous êtes plus savant que moi, maître; ce que vous faites doit être bien fait.

— As-tu suivi ce vieillard et ces deux jeunes filles toute la journée? reprit le Prophète après un moment de silence.

— Oui, mais de loin; comme je connais bien le pays, j'ai tantôt coupé au court à travers la vallée, tantôt dans la montagne, en suivant la route où je les apercevais toujours: la dernière fois que je les ai vus, je m'étais tapi derrière le moulin à eau de la tuilerie… Comme ils étaient en plein grand chemin et que la nuit approchait, j'ai hâté le pas pour prendre les devants et annoncer ce que vous appelez une bonne nouvelle.

— Très bonne… oui… très bonne… et tu seras récompensé… car si ces gens m'avaient échappé…

Le Prophète tressaillit et n'acheva pas. À l'expression de sa figure, à l'accent de sa voix, on devinait de quelle importance était pour lui la nouvelle qu'on lui apportait.

— Au fait, reprit Karl, il faut que ça mérite attention, car ce courrier russe tout galonné est venu de Saint-Pétersbourg à Leipzig pour vous trouver… C'était peut-être pour…

Morok interrompit brutalement Karl et reprit:

— Qui t'a dit que l'arrivée de ce courrier ait eu rapport à ces voyageurs? Tu te trompes, tu ne dois savoir que ce que je t'ai dit.

— À la bonne heure, maître, excusez-moi, et n'en parlons plus. Ah çà! maintenant, je vais quitter mon carnier et aller aider Goliath à donner à manger aux bêtes, car l'heure du souper approche, si elle n'est passée. Est-ce qu'il se négligerait, maître, mon gros géant?

— Goliath est sorti, il ne doit pas savoir que tu es rentré; il ne faut pas surtout que ce grand vieillard et les jeunes filles te voient ici, cela leur donnerait des soupçons.

— Où voulez-vous donc que j'aille?

— Tu vas te retirer dans la petite soupente au fond de l'écurie; là tu attendras mes ordres, car il est possible que tu partes cette nuit pour Leipzig.

— Comme vous voudrez; j'ai dans mon carnier quelques provisions de reste, je souperai dans la soupente en me reposant.

— Va…

— Maître, rappelez-vous ce que je vous ai dit: défiez-vous du vieux à moustache grise, je le crois diablement résolu; je m'y connais, c'est un rude compagnon, défiez-vous…

— Sois tranquille… je me défie toujours, dit Morok.

— Alors donc, bonne chance, maître! Et Karl, regagnant l'échelle, disparut peu à peu. Après avoir fait à son serviteur un signe d'adieu amical, le Prophète se promena quelque temps d'un air profondément méditatif; puis, s'approchant de la cassette à double fond qui contenait quelques papiers, il y prit une assez longue lettre qu'il relut plusieurs fois avec une extrême attention. De temps à autre il se levait pour aller jusqu'au volet fermé qui donnait sur la cour intérieure de l'auberge, et prêtait l'oreille avec anxiété: car il attendait impatiemment la venue des trois personnes dont on venait de lui annoncer l'approche.

II. Le voyageur.

Pendant que la scène précédente se passait à l'auberge du Faucon Blanc à Mockern, les trois personnes dont Morok, le dompteur de bêtes, attendait si ardemment l'arrivée, s'avançaient paisiblement au milieu des riantes prairies, bordées d'un côté par une rivière dont le courant faisait tourner un moulin, et, de l'autre, par la grande route conduisant au village de Mockern, situé à une lieue environ, au sommet d'une colline assez élevée.

Le ciel était d'une sérénité superbe; le bouillonnement de la rivière, battue par la roue du moulin et ruisselante d'écume, interrompait seul le silence de cette soirée d'un calme profond; des saules touffus, penchés sur les eaux, y jetaient leurs ombres vertes et transparentes, tandis que plus loin la rivière réfléchissait si splendidement le bleu du zénith et les teintes enflammées du couchant que, sans les collines qui la séparaient du ciel, l'or, l'azur de l'onde se fussent confondus dans une nappe éblouissante avec l'or et l'azur du firmament. Les grands roseaux du rivage courbaient leurs aigrettes de velours noir sous le léger souffle de la brise qui s'élève souvent à la fin du jour; car le soleil disparaissait lentement derrière une large bande de nuages pourpres, frangés de feu… L'air vif et sonore apportait le tintement lointain des clochettes d'un troupeau.

À travers un sentier frayé dans l'herbe de la prairie, deux jeunes filles, presque deux enfants, car elles venaient d'avoir quinze ans, chevauchaient sur un cheval blanc de taille moyenne, assises dans une large selle à dossier où elles tenaient aisément toutes deux, car elles étaient de taille mignonne et délicate. Un homme de grande taille, à figure basanée, à longues moustaches grises, conduisait le cheval par la bride, et se retournait de temps à autre vers les jeunes filles avec un air de sollicitude à la fois respectueuse et paternelle; il s'appuyait sur un long bâton; ses épaules encore robustes portaient un sac de soldat; sa chaussure poudreuse, ses pas un peu traînants annonçaient qu'il marchait depuis longtemps.

Un de ces chiens que les peuplades du nord de la Sibérie attellent aux traîneaux, vigoureux animal, à peu près de la taille, de la forme et du pelage d'un loup, suivait scrupuleusement le pas du conducteur de la petite caravane, _ne quittant pas, _comme on dit vulgairement, les talons de son maître.

Rien de plus charmant que le groupe des deux jeunes filles. L'une d'elles tenait de sa main gauche les rênes flottantes, et de son bras droit entourait la taille de sa soeur endormie, dont la tête reposait sur son épaule. Chaque pas du cheval imprimait à ces deux corps souples une ondulation pleine de grâce, et balançait leurs petits pieds appuyés sur une palette de bois servant d'étrier. Ces deux soeurs jumelles s'appelaient, par un doux caprice maternel, _Rose _et _Blanche: _alors elles étaient orphelines, ainsi que le témoignaient leurs tristes vêtements de deuil à demi usés. D'une ressemblance extrême, d'une taille égale, il fallait une constante habitude de les voir pour distinguer l'une de l'autre. Le portrait de celle qui ne dormait pas pourrait donc servir pour toutes deux; la seule différence qu'il y eût entre elles en ce moment, c'était que Rose veillait et remplissait ce jour-là les fonctions d'_aînée, _fonctions ainsi partagées, grâce à une imagination de leur guide: vieux soldat de l'Empire, fanatique de la discipline, il avait jugé à propos d'alterner ainsi entre les deux orphelines la subordination et le commandement. Greuze se fût inspiré à la vue de ces deux jolis visages, coiffés de béguins de velours noir, d'où s'échappait une profusion de grosses boucles de cheveux châtain clair, ondoyant sur le cou, sur leurs épaules, et encadrant leurs joues rondes, fermes, vermeilles et satinées; un oeillet rouge, humide de rosée, n'était pas d'un incarnat plus velouté que leurs lèvres fleuries; le tendre bleu de la pervenche eût semblé sombre auprès du limpide azur de leurs grands yeux, où se peignaient la douceur de leur caractère et l'innocence de leur âge; un front pur et blanc, un petit nez rose, une fossette au menton achevaient de donner à ces gracieuses figures un adorable ensemble de candeur et de bonté charmante.

Il fallait encore les voir lorsque, à l'approche de la pluie ou de l'orage, le vieux soldat les enveloppait soigneusement toutes les deux dans une grande pelisse de peau de renne, et rabattait sur leurs têtes le vaste capuchon de ce vêtement imperméable; alors, rien de plus ravissant que ces deux petites figures fraîches et souriantes, abritées sous ce camail de couleur sombre.

Mais la soirée était belle et calme; le lourd manteau se drapait autour des genoux des deux soeurs, et son capuchon retombait sur le dossier de la selle. Rose, entourant toujours de son bras droit la taille de sa soeur endormie, la contemplait avec une expression de tendresse ineffable, presque maternelle… car _ce jour-là _Rose était l'aînée, et une soeur aînée est déjà une mère.

Non seulement les deux jeunes filles s'idolâtraient, mais, par un phénomène psychologique fréquent chez les êtres jumeaux, elles étaient presque toujours simultanément affectées; l'émotion de l'une se réfléchissait à l'instant sur la physionomie de l'autre; une même cause les faisait tressaillir et rougir, tant leurs jeunes coeurs battaient à l'unisson; enfin, joies ingénues, chagrins amers, tout entre elles était mutuellement ressenti et aussitôt partagé. Dans leur enfance, atteintes à la fois d'une maladie cruelle, comme deux fleurs sur une même tige, elles avaient plié, pâli, langui ensemble, mais ensemble aussi elles avaient retrouvé leurs fraîches et pures couleurs. Est-il besoin de dire que ces liens mystérieux, indissolubles, qui unissaient les deux jumelles, n'eussent pas été brisés sans porter une mortelle atteinte à l'existence de ces pauvres enfants? Ainsi, ces charmants couples d'oiseaux, nommés _inséparables, _ne pouvant vivre que d'une vie commune, s'attristent, souffrent, se désespèrent et meurent lorsqu'une main barbare les éloigne l'un de l'autre.

Le conducteur des orphelines, homme de cinquante ans environ, d'une tournure militaire, offrait le type immortel des soldats de la République et de l'Empire, héroïques enfants du peuple, devenus en une campagne les premiers soldats du monde, pour prouver au monde ce que peut, ce que vaut, ce que fait le peuple, lorsque ses vrais élus mettent en lui leur confiance, leur force et leur espoir. Ce soldat, guide des deux soeurs, ancien grenadier à cheval de la garde impériale, avait été surnommé _Dagobert; _sa physionomie grave et sérieuse était durement accentuée; sa moustache grise, longue et fournie, cachait complètement sa lèvre inférieure et se confondait avec une large impériale lui couvrant presque le menton; ses joues maigres, couleur de brique, et tannées comme du parchemin, étaient soigneusement rasées; d'épais sourcils, encore noirs, couvraient presque ses yeux d'un bleu clair; ses boucles d'oreilles d'or descendaient jusque sur son col militaire à liseré blanc; une ceinture de cuir serrait autour de ses reins sa houppelande de gros drap gris, et un bonnet de police bleu à flamme rouge, tombant sur l'épaule gauche, couvrait sa tête chauve. Autrefois, doué d'une force d'hercule, mais ayant toujours un coeur de lion, bon et patient, parce qu'il était courageux et fort, Dagobert, malgré la rudesse de sa physionomie, se montrait, pour les orphelines, d'une sollicitude exquise, d'une prévenance inouïe, d'une tendresse adorable, presque maternelle… Oui, maternelle! car pour l'héroïsme de l'affection, coeur de mère, coeur de soldat. D'un calme stoïque, comprimant toute émotion, l'inaltérable sang-froid de Dagobert ne se démentait jamais; aussi, quoique rien ne fût moins plaisant que lui, il devenait quelquefois d'un comique achevé, en raison même de l'imperturbable sérieux qu'il apportait à toute chose.

De temps en temps, et tout en cheminant, Dagobert se retournait pour donner une caresse ou dire un mot amical au bon cheval blanc qui servait de monture aux orphelines, et dont les salières, les longues dents trahissaient l'âge respectable; deux profondes cicatrices, l'une au flanc, l'autre au poitrail, prouvaient que ce cheval avait assisté à de chaudes batailles; aussi n'était-ce pas sans une apparence de fierté qu'il secouait parfois sa vieille bride militaire, dont la bossette de cuivre offrait encore un aigle en relief; son allure était régulière, prudente et ferme; son poil vif, son embonpoint médiocre, l'abondante écume qui couvrait son mors témoignaient de cette santé que les chevaux acquièrent par le travail continu mais modéré d'un long voyage à petites journées; quoiqu'il fût en route depuis plus de six mois, ce pauvre animal portait aussi allègrement qu'au départ les deux orphelines et une assez lourde valise attachée derrière leur selle.

Si nous avons parlé de la longueur démesurée des dents de ce cheval (signe irrécusable de grande vieillesse), c'est qu'il les montrait souvent dans l'unique but de rester fidèle à son nom (il se nommait _Jovial) _et de faire une assez mauvaise plaisanterie dont le chien était victime.

Ce dernier, sans doute par contraste, nommé _Rabat-Joie, _ne quittant pas les talons de son maître, se trouvait à la portée de Jovial, qui de temps à autre le prenait délicatement par la peau du dos, l'enlevait et le portait ainsi quelques instants; le chien, protégé par son épaisse toison, et sans doute habitué depuis longtemps aux facéties de son compagnon, s'y soumettait avec une complaisance stoïque; seulement, quand la plaisanterie lui avait paru d'une suffisante durée, Rabat-Joie tournait la tête en grondant. Jovial l'entendait à demi-mot, et s'empressait de le remettre à terre. D'autres fois, sans doute pour éviter la monotonie, Jovial mordillait légèrement le havresac du soldat, qui semblait, ainsi que son chien, parfaitement habitué à ces joyeusetés.

Ces détails feront juger de l'excellent accord qui régnait entre les deux soeurs jumelles, le vieux soldat, le cheval et le chien.

La petite caravane s'avançait, assez impatiente d'atteindre avant la nuit le village de Mockern, que l'on voyait au sommet de la côte.

Dagobert regardait par moments autour de lui, et semblait rassembler ses souvenirs: peu à peu ses traits s'assombrirent lorsqu'il fut à peu de distance du moulin dont le bruit avait attiré son attention, il s'arrêta, et passa à plusieurs reprises ses longues moustaches entre son pouce et son index, seul signe qui révélât chez lui une émotion forte et concentrée.

Jovial ayant fait un brusque temps d'arrêt derrière son maître, Blanche, éveillée en sursaut par ce brusque mouvement, redressa la tête; son premier regard chercha sa soeur, à qui elle sourit doucement; puis toutes deux échangèrent un signe de surprise à la vue de Dagobert immobile, les mains jointes sur son long bâton, et paraissant en proie à une émotion pénible et recueillie…

Les orphelines se trouvaient alors au pied d'un tertre peu élevé, dont le faîte disparaissait sous le feuillage épais d'un chêne immense planté à mi-côte de ce petit escarpement. Rose, voyant Dagobert toujours immobile et pensif, se pencha sur sa selle, et, appuyant sa petite main blanche sur l'épaule du soldat, qui lui tournait le dos, elle lui dit doucement:

— Qu'as-tu donc Dagobert?

Le vétéran se retourna; au grand étonnement des deux soeurs, elles virent une grosse larme qui, après avoir tracé son humide sillon sur sa joue tannée, se perdait dans son épaisse moustache.

— Tu pleures… toi!!! s'écrièrent Rose et Blanche profondément émues. Nous t'en supplions… dis-nous ce que tu as…

Après un moment d'hésitation, le soldat passa sur ses yeux sa main calleuse et dit aux orphelines d'une voix émue, en leur montrant le chêne centenaire auprès duquel elles se trouvaient:

— Je vais vous attrister, mes pauvres enfants… mais pourtant c'est comme sacré… ce que je vais vous dire… Eh bien! il y a dix-huit ans… la veille de la grande bataille de Leipzig, j'ai porté votre père au pied de cet arbre… il avait deux coups de sabre sur la tête… un coup de feu à l'épaule… C'est ici que lui et moi, qui avais deux coups de lance pour ma part, nous avons été faits prisonniers… et par qui encore? par un renégat… oui, par un Français, un marquis émigré, colonel au service des Russes… Enfin, un jour… vous saurez tout cela…

Puis, après un silence, le vétéran, montrant du bout de son bâton le village de Mockern, ajouta:

— Oui… oui, je m'y reconnais, voilà les hauteurs où votre brave père, qui nous commandait, nous et les Polonais de la garde, a culbuté les cuirassiers russes après avoir enlevé une batterie… Ah! mes enfants, ajouta naïvement le soldat, il aurait fallu le voir, votre brave père, à la tête de notre brigade de grenadiers à cheval, lancer une charge à fond au milieu d'une grêle d'obus! Il n'y avait rien de beau comme lui.

Pendant que Dagobert exprimait à sa manière ses regrets et ses souvenirs, les deux orphelines, par un mouvement spontané, se laissèrent légèrement glisser de cheval, et, se tenant par la main, allèrent s'agenouiller au pied du vieux chêne. Puis, là, pressées l'une contre l'autre, elles se mirent à pleurer, pendant que, debout derrière elles, le soldat, croisant ses mains sur son long bâton, y appuyait son front chauve.

— Allons… allons, il ne faut pas vous chagriner, dit-il doucement, au bout de quelques minutes, en voyant des larmes couler sur les joues vermeilles de Rose et Blanche toujours à genoux; peut-être retrouverons-nous le général Simon à Paris, ajouta-t-il; je vous expliquerai cela ce soir à la couchée… J'ai voulu exprès attendre ce jour-ci pour vous apprendre bien des choses sur votre père; c'était une idée à moi… parce que ce jour est comme un anniversaire.

— Nous pleurons, parce que nous pensons aussi à notre mère, dit
Rose.

— À notre mère, que nous ne reverrons plus que dans le ciel, ajouta Blanche.

Le soldat releva les orphelines, les prit par la main, et les regardant tour à tour avec une expression d'ineffable attachement, rendue plus touchante encore par le contraste de sa rude figure:

— Il ne faut pas vous chagriner ainsi, mes enfants.