Votre mère était la meilleure des femmes, c'est vrai… Quand elle habitait la Pologne, on l'appelait la _Perle de Varsovie; _c'était la perle du monde entier qu'on aurait dû dire… car dans le monde entier on n'aurait pas trouvé sa pareille… Non… non.
La voix de Dagobert s'altérait; il se tut, et passa ses longues moustaches entre son pouce et son index, selon son habitude.
— Écoutez, mes enfants, reprit-il après avoir surmonté son attendrissement, votre mère ne pouvait vous donner que les meilleurs conseils, n'est-ce pas?
— Oui, Dagobert.
— Eh bien! qu'est-ce qu'elle vous a recommandé avant de mourir?
De penser souvent à elle, mais sans vous attrister.
— C'est vrai; elle nous a dit que Dieu, toujours bon pour les pauvres mères dont les enfants restent sur terre, lui permettrait de nous entendre du haut du ciel, dit Blanche.
— Et qu'elle aurait toujours les yeux ouverts sur nous, ajouta
Rose.
Puis les deux soeurs, par un mouvement spontané rempli d'une grâce touchante, se prirent par la main, tournèrent vers le ciel leurs regards ingénus, et dirent avec l'adorable foi de leur âge:
— N'est-ce pas, mère… tu nous vois?… tu nous entends?…
— Puisque votre mère vous voit et vous entend, dit Dagobert ému, ne lui faites donc plus de chagrin en vous montrant tristes… Elle vous l'a défendu.
— Tu as raison, Dagobert, nous n'aurons plus de chagrin.
Et les orphelines essuyèrent leurs yeux.
Dagobert, au point de vue dévot, était un vrai païen; en Espagne, il avait sabré avec une extrême sensualité ces moines de toutes robes et de toutes couleurs qui, portant le crucifix d'une main et le poignard de l'autre, défendaient, non la liberté (l'inquisition la bâillonnait depuis des siècles), mais leurs monstrueux privilèges. Pourtant, Dagobert avait depuis quarante ans assisté à des spectacles d'une si terrible grandeur, il avait tant de fois vu la mort de près, que l'instinct de _religion naturelle, _commun à tous les coeurs simples et honnêtes, avait toujours surnagé dans son âme. Aussi, quoiqu'il ne partageât point la consolante illusion des deux soeurs, il eût regardé comme un crime d'y porter la moindre atteinte.
Les voyant moins tristes, il reprit:
— À la bonne heure, mes enfants, j'aime mieux vous entendre babiller comme vous faisiez ce matin et hier… en riant sous cape de temps en temps, et ne me répondant pas à ce que je vous disais… tant vous étiez occupées de votre entretien… Oui, oui, mesdemoiselles… voilà deux jours que vous paraissez avoir de fameuses affaires ensemble… Tant mieux, surtout si cela vous amuse.
Les deux soeurs rougirent, échangèrent un demi-sourire qui contrasta avec les larmes qui remplissaient encore leurs yeux, et Rose dit au soldat avec un peu d'embarras:
— Mais non, je t'assure, Dagobert, nous parlions de choses sans conséquence.
— Bien, bien, je ne veux rien savoir… Ah ça! reposez-vous quelques moments encore, et puis en route; car il se fait tard, et il faut que nous soyons à Mockern avant la nuit… pour nous remettre en route demain matin de bonne heure.
— Nous avons encore bien, bien du chemin? demanda Rose.
— Pour aller jusqu'à Paris?… Oui, mes enfants, une centaine d'étapes… nous n'allons pas vite, mais nous avançons… nous voyageons à bon marché, car notre bourse est petite; un cabinet pour vous, une paillasse et une couverture pour moi à votre porte avec Rabat-Joie sur mes pieds, une litière de paille fraîche pour le vieux Jovial, voilà nos frais de route; je ne parle pas de la nourriture, parce que vous mangez à vous deux comme une souris, et que j'ai appris en Égypte et en Espagne à n'avoir faim que quand ça se pouvait…
— Et tu ne dis pas que, pour économiser davantage encore, tu veux faire toi-même notre petit ménage en route, et que tu ne nous laisses jamais t'aider.
— Enfin, bon Dagobert, quand on pense que tu savonnes presque chaque soir à la couchée… comme si ce n'était pas nous… qui…
— Vous! dit le soldat en interrompant Blanche; je vais vous laisser gercer vos jolies petites mains dans l'eau de savon, n'est-ce pas? D'ailleurs, est-ce qu'en campagne un soldat ne savonne pas son linge? Tel que vous me voyez, j'étais la meilleure blanchisseuse de mon escadron… et comme je repasse, hein? sans me vanter.
— Le fait est que tu repasses très bien, très bien…
— Seulement tu roussis quelquefois… dit Rose en souriant.
— Quand le fer est trop chaud, c'est vrai… Dame… j'ai beau l'approcher de ma joue… ma peau est si dure que je ne sens pas le trop de chaleur… dit Dagobert avec un sérieux imperturbable.
— Tu ne vois pas que nous plaisantons, bon Dagobert.
— Alors, mes enfants, si vous trouvez que je fais bien mon métier de blanchisseuse, continuez-moi votre pratique, c'est moins cher, et en route il n'y a pas de petite économie, surtout pour de pauvres gens comme nous; car il faut au moins que nous ayons de quoi arriver à Paris… Nos papiers et la médaille que vous portez feront le reste: il faut l'espérer du moins…
— Cette médaille est sacrée pour nous… notre mère nous l'a donnée en mourant…
— Aussi, prenez bien garde de la perdre, assurez-vous de temps en temps que vous l'avez.
— La voilà, dit Blanche. Et elle tira de son corsage une petite médaille de bronze qu'elle portait au cou, suspendue par une chaînette de même métal.
Cette médaille offrait sur ses deux faces les inscriptions ci- dessous:
— Qu'est-ce que cela signifie, Dagobert? reprit Blanche en considérant ces lugubres inscriptions. Notre mère n'a pu nous le dire.
— Nous parlerons de tout cela ce soir à la couchée, répondit Dagobert; il se fait tard, partons; serrez bien cette médaille… et en route! nous avons près d'une heure de marche avant d'arriver à l'étape… Allons, mes pauvres enfants, encore un coup d'oeil à ce tertre où votre brave père est tombé… et à cheval! à cheval!
Les deux orphelines jetèrent un dernier et pieux regard sur la place qui avait rappelé de si pénibles souvenirs à leur guide, et, avec son aide, remontèrent sur Jovial.
Ce vénérable animal n'avait pas songé un moment à s'éloigner; mais, en vétéran d'une prévoyance consommée, il avait provisoirement mis les moments à profit en prélevant sur le _sol étranger _une large dîme d'herbe verte et tendre, le tout aux regards quelque peu envieux de Rabat-Joie, commodément établi sur le pré, son museau allongé entre ses deux pattes de devant; au signal du départ, le chien reprit son poste derrière son maître. Dagobert, sondant le terrain du bout de son long bâton, conduisit le cheval par la bride avec précaution, car la prairie devenait de plus en plus marécageuse; au bout de quelques pas, il fut obligé d'obliquer vers la gauche, afin de rejoindre la grand'route.
Dagobert ayant demandé, en arrivant à Mockern, la plus modeste auberge du village, on lui répondit qu'il n'y en avait qu'une: l'auberge du Faucon Blanc.
_— _Allons donc à l'auberge du _Faucon Blanc, _avait répondu le soldat.
III. L'arrivée.
Déjà plusieurs fois Morok, le dompteur de bêtes, avait impatiemment ouvert le volet de la lucarne du grenier donnant sur la cour de l'auberge du _Faucon Blanc, _afin de guetter l'arrivée des deux orphelines et du soldat; ne les voyant pas venir, il se remit à marcher lentement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, cherchant le moyen d'exécuter le plan qu'il avait conçu; ses idées le préoccupaient sans doute d'une manière pénible, car ses traits semblaient plus sinistres encore que d'habitude.
Malgré son apparence farouche, cet homme ne manquait pas d'intelligence, l'intrépidité dont il faisait preuve dans ses exercices, et que, par un adroit charlatanisme, il attribuait à son récent état de grâce, un langage quelquefois mystique et solennel, une hypocrisie austère, lui avaient donné une sorte d'allure sur les populations qu'il visitait souvent dans ses pérégrinations.
On se doute bien que, dès longtemps avant sa conversion, Morok s'était familiarisé avec les moeurs des bêtes sauvages… En effet, né dans le nord de la Sibérie, il avait été, jeune encore, l'un des plus hardis chasseurs d'ours et de rennes; plus tard, en 1810, abandonnant cette profession pour servir de guide à un ingénieur russe chargé d'explorations dans les régions polaires, il l'avait ensuite suivi à Saint-Pétersbourg; là Morok, après quelques vicissitudes de fortune, fut employé parmi les courriers impériaux, automates de fer que le moindre caprice du despote lance sur un traîneau, dans l'immensité de l'empire, depuis la Perse jusqu'à la mer Glaciale. Pour ces gens, qui voyageaient jour et nuit avec la rapidité de la foudre, il n'y a ni saisons, ni obstacles, ni fatigues, ni dangers; projectiles humains, il faut qu'ils soient brisés ou qu'ils arrivent au but. On conçoit dès lors l'audace, la vigueur et la résignation d'hommes habitués à une vie pareille. Il est inutile de dire maintenant par suite de quelles singulières circonstances Morok avait abandonné ce rude métier pour une autre profession, et était enfin entré comme catéchumène dans une maison religieuse de Fribourg; après quoi, bien et dûment converti, il avait commencé ses excursions nomades avec une ménagerie dont il ignorait l'origine.
Morok se promenait toujours dans son grenier. La nuit était venue. Les trois personnes dont il attendait si impatiemment l'arrivée ne paraissaient pas. Sa marche devenait de plus en plus nerveuse et saccadée. Tout à coup il s'arrêta brusquement, pencha la tête du côté de la fenêtre et écouta. Cet homme avait l'oreille fine comme un sauvage. «Les voilà…» s'écria-t-il. Et sa prunelle fauve brilla d'une joie diabolique. Il venait de reconnaître le pas d'un homme et d'un cheval. Allant au volet de son grenier, il l'entr'ouvrit prudemment, et vit entrer dans la cour de l'auberge les deux jeunes filles à cheval et le vieux soldat qui leur servait de guide.
La nuit était venue, sombre, nuageuse; un grand vent faisait vaciller la lumière des lanternes à la clarté desquelles on recevait ces nouveaux hôtes; le signalement donné à Morok était si exact, qu'il ne pouvait s'y tromper. Sûr de sa proie, il ferma la fenêtre. Après avoir encore réfléchi un quart d'heure, sans doute pour coordonner ses projets, il se pencha au-dessus de la trappe où était placée l'échelle qui servait d'escalier, et appela: «Goliath!»
— Maître! répondit une voix rauque.
— Viens ici.
— Me voilà… je viens de la boucherie, j'apporte de la viande.
Les montants de l'échelle tremblèrent, et bientôt une tête énorme apparut au niveau du plancher.
Goliath, le bien nommé (il avait plus de six pieds et une carrure d'hercule), était hideux; ses yeux louches se renfonçaient sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe fauve, épaisse et drue comme du crin, donnaient à ses traits un caractère bestialement sauvage; entre ses larges mâchoires, armées de dents ressemblant à des crocs, il tenait par un coin un morceau de boeuf cru pesant dix ou douze livres, trouvant sans doute plus commode de porter ainsi cette viande, afin de se servir de ses mains pour grimper à l'échelle, qui vacillait sous le poids du fardeau.
Enfin ce gros et grand corps sortit tout entier de la trappe: à son cou de taureau, à l'étonnante largeur de sa poitrine et de ses épaules, à la grosseur de ses bras et de ses jambes, on devinait que ce géant pouvait sans crainte lutter corps à corps avec un ours. Il portait un vieux pantalon à bandes rouges, garni de basane, et une sorte de casaque, ou plutôt de cuirasse de cuir très épais, çà et là éraillé par les ongles tranchants des animaux. Lorsqu'il fut debout, Goliath desserra ses crocs, ouvrit la bouche, laissa tomber à terre le quartier de boeuf, en léchant ses moustaches sanglantes avec gourmandise. Cette espèce de monstre avait, comme tant d'autres saltimbanques, commencé par manger de la viande crue dans les foires, moyennant rétribution du public; puis, ayant pris l'habitude de cette nourriture de sauvage, et alliant son goût à son intérêt, il préludait aux exercices de Morok en dévorant devant la foule quelques livres de chair crue.
— La part de la Mort et la mienne sont en bas, voilà celle de Caïn et de Judas, dit Goliath en montrant le morceau de boeuf. Où est le couperet!… que je la sépare en deux… Pas de préférence… bête ou homme, à chaque gueule… sa viande…
Retroussant alors une des manches de sa casaque, il fit voir un avant-bras velu comme la peau d'un loup, et sillonné de veines grosses comme le pouce.
— Ah ça, voyons, maître, où est le couperet! reprit-il en cherchant des yeux cet instrument.
Au lieu de répondre à cette demande, le Prophète fit plusieurs questions à son acolyte.
— Étais-tu en bas quand tout à l'heure de nouveaux voyageurs sont arrivés dans l'auberge?
— Oui, maître, je revenais de la boucherie.
— Quels sont ces voyageurs?
— Il y a deux petites filles montées sur un cheval blanc; un vieux bonhomme à grandes moustaches les accompagne… Mais le couperet… les bêtes ont grand'faim… moi aussi… le couperet!…
— Sais-tu… où on a logé ces voyageurs?
— L'hôte a conduit les petites et le vieux au fond de la cour.
— Dans le bâtiment qui donne sur les champs?
— Oui, maître… mais le…
Un concert d'horribles mugissements ébranla le grenier et interrompit Goliath.
— Entendez-vous! s'écria-t-il, la faim rend ces bêtes furieuses. Si je pouvais rugir… je ferais comme elles. Je n'ai jamais vu Judas et Caïn comme ce soir, ils font des bonds dans leur cage, à tout briser… Quant à la Mort, ses yeux brillent encore plus qu'à l'ordinaire… on dirait deux chandelles… Pauvre Mort!…
Morok, sans avoir égard aux observations de Goliath:
— Ainsi, les jeunes filles sont logées dans le bâtiment du fond de la cour?
— Oui, oui; mais pour l'amour du diable, le couperet? Depuis le départ de Karl, il faut que je fasse tout l'ouvrage, et ça met du retard à notre manger.
— Le vieux bonhomme est-il resté avec les jeunes filles? demanda
Morok.
Goliath, stupéfait de ce que, malgré ses instances, son maître ne songeait pas au souper des animaux, contemplait le Prophète avec une surprise croissante.
— Réponds donc, brute!…
— Si je suis brute, j'ai la force des brutes, dit Goliath d'un ton bourru; et brute contre brute, je n'ai pas toujours le dessous.
— Je te demande si le vieux est resté avec les jeunes filles! répéta Morok.
— Eh bien! non, répondit le géant; le vieux, après avoir conduit son cheval à l'écurie, a demandé un baquet, de l'eau, il s'est établi sous le porche, et à la clarté de la lanterne… il savonne… Un homme à moustaches grises… savonner comme une lavandière, c'est comme si je donnais du millet à des serins, ajouta Goliath en haussant les épaules avec mépris. Maintenant que j'ai répondu, maître, laissez-moi m'occuper du souper des bêtes.
Puis, cherchant quelque chose des yeux, il ajouta:
— Mais où donc est ce couperet?
Après un moment de silence méditatif, le Prophète dit à Goliath:
— Tu ne donneras pas à manger aux bêtes ce soir.
D'abord Goliath ne comprit pas, tant cette idée était, en effet, incompréhensible pour lui.
— Plaît-il, maître? dit-il.
— Je te défends de donner à manger aux bêtes ce soir.
Goliath ne répondit rien, ouvrit ses yeux louches d'une grandeur démesurée, joignit les mains et recula de deux pas.
— Ah çà, m'entends-tu? dit Morok avec impatience. Est-ce clair?
— Ne pas manger! quand notre viande est là, quand notre soupe est déjà en retard de trois heures!… s'écria Goliath avec une stupeur croissante.
— Obéis… et tais-toi!
— Mais vous voulez donc qu'il arrive un malheur ce soir?… La faim va rendre les bêtes furieuses! et moi aussi…
— Tant mieux!
— Enragées!…
— Tant mieux.!
— Comment, tant mieux?… Mais…
— Assez!
— Mais, par la peau du diable, j'ai aussi faim qu'elles, moi…
— Mange… Qui t'empêche? Ton souper est prêt, puisque tu le manges cru.
— Je ne mange jamais sans mes bêtes… ni elles sans moi…
— Je te répète que si tu as le malheur de donner à manger aux bêtes, je te chasse.
Goliath fit entendre un grognement sourd, aussi rauque que celui d'un ours, en regardant le Prophète d'un air à la fois stupéfait et courroucé.
Morok, ces ordres donnés, marchait en long et en large dans le grenier, paraissant réfléchir. Puis, s'adressant à Goliath, toujours plongé dans son ébahissement profond:
— Tu te rappelles où est la maison du bourgmestre, chez qui j'ai été ce soir faire viser mon permis, et dont la femme a acheté des petits livres et un chapelet?
— Oui, répondit brutalement le géant.
— Tu vas aller demander à sa servante si tu peux être sûr de trouver demain le bourgmestre de bon matin.
— Pourquoi faire?
— J'aurai peut-être quelque chose d'important à lui apprendre; en tout cas, dis-lui que je le prie de ne pas sortir avant de m'avoir vu.
— Bon… mais les bêtes… je ne peux pas leur donner à manger
avant d'aller chez le bourgmestre?… Seulement à la panthère de
Java… c'est la plus affamée… Voyons, maître, seulement à la
Mort? Je ne prendrai qu'une bouchée pour la lui faire manger.
Caïn, moi et Judas, nous attendrons.
— C'est surtout à la panthère que je te défends de donner à manger.
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