Cet homme naguère si dur, si tranchant, si inflexible à l'égard du docteur Baleinier, semblait sous l'influence des sentiments les plus doux, les plus affectueux. Ses petits yeux de vipère, à demi voilés, s'attachaient sur Adrienne avec une expression d'ineffable intérêt… Puis, comme s'il eût voulu s'arracher tout à coup à ces impressions, il dit en se parlant à lui-même:
— Allons, allons, pas d'attendrissement. Le temps est trop précieux!… ma mission n'est pas remplie… Non, elle ne l'est pas… ma chère demoiselle, ajouta-t-il en s'adressant à Adrienne; ainsi… croyez-moi… nous parlerons plus tard de reconnaissance. Parlons vite du présent, si important pour vous et pour votre famille… Savez-vous ce qui se passe?
Adrienne regarda le jésuite avec surprise, et lui dit:
— Que se passe-t-il donc, monsieur?
— Savez-vous le véritable motif de votre séquestration dans cette maison?… savez-vous ce qui a fait agir Mme de Saint-Dizier et l'abbé d'Aigrigny?
En entendant prononcer ces noms détestés, les traits de Mlle de Cardoville, naguère si heureusement épanouis, s'attristèrent, et elle répondit avec amertume:
— La haine, monsieur… a sans doute animé Mme de Saint-Dizier contre moi.
— Oui… la haine… et de plus le désir de vous dépouiller impunément d'une fortune immense…
— Moi… monsieur, et comment?
— Vous ignorez donc, ma chère demoiselle, l'intérêt que vous aviez à vous trouver, le 13 février, rue Saint-François, pour un héritage?
— J'ignorais cette date et ces détails, monsieur; mais je savais incomplètement par quelques papiers de famille, et grâce à une circonstance assez extraordinaire, qu'un de nos ancêtres…
— Avait laissé une somme énorme à partager entre ses descendants, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur…
— Ce que malheureusement vous ignoriez, ma chère demoiselle, c'est que les héritiers étaient tenus de se trouver réunis le 13 février à heure fixe: ce jour et cette heure passés, les retardataires devaient être dépossédés. Comprenez-vous maintenant pourquoi on vous a enfermée ici, ma chère demoiselle?
— Oh oui! je comprends, s'écria Mlle de Cardoville: à la haine que me portait ma tante se joignait la cupidité… tout s'explique. Les filles du général Simon, héritières comme moi, ont été séquestrées comme moi…
— Et cependant, s'écria Rodin, vous et elles n'êtes pas les seules victimes…
— Quelles sont donc les autres, monsieur?
— Le prince indien.
— Le prince Djalma? dit vivement Adrienne.
— Il a failli être empoisonné par un narcotique… dans le même intérêt.
— Grand Dieu! s'écria la jeune fille en joignant les mains avec épouvante. C'est horrible! lui… lui… ce jeune prince que l'on dit d'un caractère si noble, si généreux! Mais j'avais envoyé au château de Cardoville…
— Un homme de confiance chargé de ramener le prince à Paris; je sais cela, ma chère demoiselle, mais, à l'aide d'une ruse, cet homme a été éloigné et le jeune Indien livré à ses ennemis.
— Et à cette heure… où est-il?
— Je n'ai que de vagues renseignements; je sais seulement qu'il est à Paris, mais je ne désespère pas de le retrouver; je ferai ces recherches avec une ardeur presque paternelle; car on ne saurait trop aimer les rares qualités de ce pauvre fils de roi. Quel coeur, ma chère demoiselle! quel coeur!! oh! c'est un coeur d'or, brillant et pur comme l'or de son pays.
— Mais il faut retrouver le prince, monsieur, dit Adrienne avec émotion, il ne faut rien négliger pour cela, je vous en conjure; c'est mon parent… il est seul ici… sans appui, sans secours.
— Certainement, reprit Rodin avec commisération, pauvre enfant… car c'est presque un enfant… dix-huit ou dix-neuf ans… jeté au milieu de Paris, dans cet enfer, avec ses passions neuves, ardentes, sauvages, avec sa naïveté, sa confiance, à quels périls ne serait-il pas exposé!
— Mais il s'agit d'abord de le retrouver, monsieur, dit vivement Adrienne, ensuite nous le soustrairons à ces dangers… Avant d'être enfermée ici, apprenant son arrivée en France, j'avais envoyé un homme de confiance lui offrir les services d'un ami inconnu; je vois maintenant que cette folle idée, que l'on m'a reprochée, était fort sensée… Aussi j'y tiens plus que jamais; le prince est de ma famille, je lui dois une généreuse hospitalité… je lui destinais le pavillon que j'occupais chez ma tante…
— Mais vous, ma chère demoiselle?
— Aujourd'hui même, je vais aller habiter une maison que depuis quelque temps j'avais fait préparer, étant bien décidée à quitter Mme de Saint-Dizier et à vivre seule et à ma guise. Ainsi, monsieur, puisque votre mission est d'être le bon génie de notre famille, soyez aussi généreux envers le prince Djalma que vous l'avez été pour moi, pour les filles du maréchal Simon; je vous en conjure, tâchez de découvrir la retraite de ce pauvre fils de roi, comme vous dites, gardez-moi le secret et faites-le conduire dans ce pavillon, qu'un ami inconnu lui offre… qu'il ne s'inquiète de rien; on pourvoira à tous ses besoins; il vivra comme il doit vivre… en prince.
— Oui, il vivra en prince, grâce à votre royale munificence… Mais jamais touchant intérêt n'aura été mieux placé… Il suffit de voir, comme je l'ai vue, sa belle et mélancolique figure pour…
— Vous l'avez donc vu, monsieur? dit Adrienne en interrompant
Rodin.
— Oui, ma chère demoiselle, je l'ai vue pendant deux heures environ… et il ne m'en a pas fallu davantage pour le juger: ses traits charmants sont le miroir de son âme.
— Et où l'avez-vous vu, monsieur?
— À votre ancien château de Cardoville, ma chère demoiselle, non loin duquel la tempête l'avait jeté… et où je m'étais rendu afin de…
Puis, après un moment d'hésitation, Rodin reprit comme emporté par sa franchise:
— Eh! mon Dieu! où je m'étais rendu pour faire une mauvaise action, honteuse et misérable… il faut bien l'avouer…
— Vous, monsieur… au château de Cardoville? pour une mauvaise action! s'écria Adrienne profondément surprise…
— Hélas! oui, ma chère demoiselle, répondit naïvement Rodin. En un mot, j'avais ordre de M. l'abbé d'Aigrigny de mettre votre ancien régisseur dans l'alternative ou d'être renvoyé, ou de se prêter à une indignité… oui, à quelque chose qui ressemblait fort à de l'espionnage et à de la calomnie… mais l'honnête et digne homme a refusé…
— Mais qui êtes-vous donc? dit Mlle de Cardoville de plus en plus étonnée.
— Je suis… Rodin… ex-secrétaire de M. l'abbé d'Aigrigny… bien peu de chose, comme vous le voyez.
Il faut renoncer à rendre l'accent à la fois humble et ingénu du jésuite en prononçant ces mots, qu'il accompagna d'un salut respectueux.
À cette révélation, Mlle de Cardoville se recula brusquement. Nous l'avons dit, Adrienne avait quelquefois entendu parler de Rodin, l'humble secrétaire de l'abbé d'Aigrigny, comme d'une sorte de machine obéissante et passive. Ce n'était pas tout: le régisseur de la terre de Cardoville, en écrivant à Adrienne au sujet du prince Djalma, s'était plaint des propositions perfides et déloyales de Rodin. Elle sentit donc s'éveiller une vague défiance lorsqu'elle apprit que son libérateur était l'homme qui avait joué un rôle si odieux. Du reste, ce sentiment défavorable était balancé par ce qu'elle devait à Rodin et par la dénonciation qu'il venait de formuler si nettement contre l'abbé d'Aigrigny devant le magistrat; et puis enfin par l'aveu même du jésuite, qui, s'accusant lui-même, allait ainsi au-devant du reproche qu'on pouvait lui adresser. Néanmoins, ce fut avec une sorte de froide réserve que Mlle de Cardoville continua cet entretien commencé par elle avec autant de franchise que d'abandon et de sympathie.
Rodin s'aperçut de l'impression qu'il causait; il s'y attendait: il ne se déconcerta donc pas le moins du monde, lorsque Mlle de Cardoville lui dit en l'envisageant bien en face et attachant sur lui un regard perçant:
— Ah!… vous êtes monsieur Rodin… le secrétaire de M. l'abbé d'Aigrigny?
— Dites ex-secrétaire, s'il vous plaît, ma chère demoiselle, répondit le jésuite; car vous sentez bien que je ne remettrai jamais les pieds chez l'abbé d'Aigrigny… Je m'en suis fait un ennemi implacable, et je me trouve sur le pavé… Mais il n'importe… Qu'est-ce que je dis! mais tant mieux, puisqu'à ce prix-là des méchants sont démasqués et d'honnêtes gens secourus.
Ces mots, dit très simplement et très dignement, ramenèrent la pitié au coeur d'Adrienne. Elle songea qu'après tout, ce pauvre vieux homme disait vrai. La haine de l'abbé d'Aigrigny ainsi dévoilée devait être inexorable, et, après tout, Rodin l'avait bravée pour faire une généreuse révélation.
Pourtant, Mlle de Cardoville reprit froidement:
— Puisque vous saviez, monsieur, les propositions que vous étiez chargé de faire au régisseur de la terre de Cardoville si honteuses, si perfides, comment avez-vous pu consentir à vous en charger?
— Pourquoi? pourquoi? reprit Rodin avec une sorte d'impatience pénible. Eh! mon Dieu! parce que j'étais alors complètement sous le charme de l'abbé d'Aigrigny, un des hommes les plus prodigieusement habiles que je connaisse, et, je l'ai appris depuis avant-hier seulement, un des hommes les plus prodigieusement dangereux qu'il y ait au monde; il avait vaincu mes scrupules en me persuadant que la fin justifiait les moyens… Et je dois l'avouer, la fin qu'il semblait se proposer était belle et grande; mais avant-hier… j'ai été cruellement désabusé… un coup de foudre m'a réveillé. Tenez, ma chère demoiselle, ajouta Rodin avec une sorte d'embarras et de confusion, ne parlons plus de mon fâcheux voyage à Cardoville. Quoique je n'aie été qu'un instrument ignorant et aveugle, j'en ai autant de honte et de chagrin que si j'avais agi de moi-même. Cela me pèse et m'oppresse. Je vous en prie, parlons plutôt de vous, de ce qui vous intéresse; car l'âme se dilate aux généreuses pensées, comme la poitrine se dilate à un air pur et salubre.
Rodin venait de faire si spontanément l'aveu de sa faute, il l'expliquait si naturellement, il en paraissait si sincèrement contrit, qu'Adrienne, dont les soupçons n'avaient pas d'ailleurs d'autres éléments, sentit sa défiance beaucoup diminuer.
— Ainsi, reprit-elle en examinant toujours Rodin, c'est à
Cardoville que vous avez vu le prince Djalma?
— Oui, mademoiselle, et de cette rapide entrevue date mon affection pour lui: aussi je remplirai ma tâche jusqu'au bout; soyez tranquille, ma chère demoiselle, pas plus que vous, pas plus que les filles du maréchal Simon, le prince ne sera victime de ce détestable complot, qui ne s'est malheureusement pas arrêté là.
— Et qui donc encore a-t-il menacé?
— M. Hardy, homme rempli d'honneur, et de probité, aussi votre parent, aussi intéressé dans cette succession, a été éloigné de Paris par une infâme trahison… Enfin, un dernier héritier, malheureux artisan, tombant dans un piège habilement tendu, a été jeté dans une prison pour dettes.
— Mais, monsieur, dit tout à coup Adrienne, au profit de qui cet abominable complot, qui, en effet, m'épouvante, était-il donc tramé?
— Au profit de M. l'abbé d'Aigrigny! répondit Rodin.
— Lui? et comment? de quel droit? il n'était pas héritier!
— Ce serait trop long à vous expliquer, ma chère demoiselle; un jour vous saurez tout; soyez seulement convaincue que votre famille n'avait pas d'ennemi plus acharné que l'abbé d'Aigrigny.
— Monsieur, dit Adrienne cédant à un dernier soupçon, je vais vous parler bien franchement. Comment ai-je pu mériter ou vous inspirer le vif intérêt que vous me témoignez, et que vous étendez même sur toutes les personnes de ma famille?
— Mon Dieu! ma chère demoiselle, répondit Rodin en souriant, si je vous le dis… vous allez vous moquer de moi… ou ne pas me comprendre…
— Parlez, je vous en prie, monsieur; ne doutez ni de moi ni de vous.
— Eh bien! je me suis intéressé, dévoué à vous, parce que votre coeur est généreux, votre esprit élevé, votre caractère indépendant et fier… une fois bien à vous, ma foi! les vôtres, qui sont d'ailleurs aussi fort dignes d'intérêt, ne m'ont pas été indifférents: les servir, c'était vous servir encore.
— Mais, monsieur… en admettant que vous me jugiez digne des louanges beaucoup trop flatteuses que vous m'adressez… comment avez-vous pu juger de mon coeur, de mon esprit, de mon caractère?
— Je vais vous le dire, ma chère demoiselle; mais auparavant, je dois vous faire un aveu dont j'ai grand'honte… Lors même que vous ne seriez pas si merveilleusement douée, ce que vous avez souffert depuis votre entrée dans cette maison devrait suffire, n'est-ce pas! pour vous mériter l'intérêt de tout homme de coeur.
— Je le crois, monsieur.
— Je pourrais donc expliquer ainsi mon intérêt pour vous. Eh bien! pourtant… je l'avoue, cela ne m'aurait pas suffi. Vous auriez été simplement Mlle de Cardoville, très riche, très noble et très belle jeune fille, que votre malheur m'eût fort apitoyé sans doute; mais je me serais dit: Cette pauvre demoiselle est très à plaindre, soit; mais moi, pauvre homme, qu'y puis-je? Mon unique ressource est ma place de secrétaire de l'abbé d'Aigrigny, et c'est lui qu'il me faut attaquer! il est tout-puissant, et je ne suis rien; lutter contre lui, c'est me perdre sans espoir de sauver cette infortunée.
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