Baleinier en faisant bonne contenance, ma conscience ne me reproche rien.
— Je le désire, monsieur, dit M. de Gernande. Si graves que soient les apparences, et surtout lorsqu'il s'agit de personnes dans une position telle que la vôtre, monsieur, nous désirons toujours trouver des innocents.
Puis, s'adressant à Adrienne:
— Je comprends, mademoiselle, tout ce que cette scène a de pénible, a de blessant pour votre délicatesse et pour votre générosité. Il dépendra de vous plus tard ou de vous porter partie civile contre M. Baleinier ou de laisser la justice suivre son cours. Un mot encore… l'homme de coeur et de loyauté (le magistrat montra Rodin) qui a pris votre défense d'une manière si franche, si désintéressée, m'a dit qu'il croyait savoir que vous voudriez peut-être bien vous charger momentanément des filles de M. le maréchal Simon… je vais de ce pas les réclamer au couvent où elles ont été conduites aussi par surprise.
— En effet, monsieur, répondit Adrienne, aussitôt que j'ai appris l'arrivée des filles de M. le maréchal Simon à Paris, mon intention a été de leur offrir un appartement chez moi. Mlles Simon sont mes proches parentes. C'est à la fois pour moi un devoir et un plaisir de les traiter en soeurs. Je vous serai donc, monsieur, doublement reconnaissante, si vous voulez bien me les confier…
— Je crois ne pouvoir mieux agir dans leur intérêt, reprit M. de
Gernande. Puis, s'adressant à M. Baleinier:
— Consentirez-vous, monsieur, à ce que j'amène ici tout à l'heure Mlles Simon? j'irai les chercher pendant que Mlle de Cardoville fera ses préparatifs de départ; elles pourront ainsi quitter cette maison avec leur parente.
— Je prie Mlle de Cardoville de disposer de cette maison comme de la sienne en attendant le moment de son départ, répondit M. Baleinier. Ma voiture sera à ses ordres pour la conduire.
— Mademoiselle, dit le magistrat en s'approchant d'Adrienne, sans préjuger la question qui sera prochainement portée devant la justice, je puis du moins regretter de n'avoir pas été appelé plus tôt auprès de vous; j'aurais pu vous épargner quelques jours de cruelle souffrance… car votre position a dû être bien cruelle.
— Il me restera du moins, au milieu de ces tristes jours, monsieur, dit Adrienne avec une dignité charmante, un bon et touchant souvenir, celui de l'intérêt que vous m'avez témoigné, et j'espère que vous voudrez bien me mettre à même de vous remercier chez moi… non de la justice que vous m'avez accordée, mais de la manière si bienveillante et j'oserai dire si paternelle avec laquelle vous me l'avez rendue… Et puis enfin, monsieur, ajouta Mlle de Cardoville en souriant avec grâce, je tiens à vous prouver que ce qu'on appelle ma _guérison _est bien réel.
M. de Gernande s'inclina respectueusement devant Mlle de
Cardoville.
Pendant le court entretien du magistrat et d'Adrienne, tous deux avaient tourné entièrement le dos à M. Baleinier et à Rodin. Ce dernier, profitant de ce moment, mit vivement dans la main du docteur un billet qu'il venait d'écrire au crayon dans le fond de son chapeau. Baleinier, ébahi, stupéfait, regarda Rodin. Celui-ci fit un signe particulier en portant son pouce à son front, qu'il sillonna deux fois verticalement, puis demeura impassible. Ceci s'était passé si rapidement que, lorsque M. de Gernande se retourna, Rodin, éloigné de quelques pas du docteur Baleinier, regardait Mlle de Cardoville avec un respectueux intérêt.
— Permettez-moi de vous accompagner, monsieur, dit le docteur en précédant le magistrat, auquel Mlle de Cardoville fit un salut plein d'affabilité.
Tous deux sortirent, Rodin resta seul avec Mlle de Cardoville.
Après avoir conduit M. de Gernande jusqu'à la porte extérieure de sa maison, M. Baleinier se hâta de lire le billet écrit par Rodin; il était conçu en ces termes:
«Le magistrat se rend au couvent par la rue, courez-y par le jardin; dites à la supérieure d'obéir à l'ordre que j'ai donné au sujet des deux jeunes filles; cela est de la dernière importance.»
Le signe particulier que Rodin lui avait fait et la teneur de ce billet prouvèrent au docteur Baleinier, marchant ce jour-là d'étonnements en ébahissements, que le secrétaire du révérend père, loin de trahir, agissait toujours _pour la plus grande gloire du Seigneur. _Seulement tout en obéissant, M. Baleinier cherchait en vain à comprendre le motif de l'inexplicable conduite de Rodin, qui venait de saisir la justice d'une affaire qu'on devait d'abord étouffer, et qui pouvait avoir les suites les plus fâcheuses pour le père d'Aigrigny, pour Mme de Saint-Dizier et pour lui, Baleinier.
Mais revenons à Rodin, resté seul avec Mlle de Cardoville.
VII. Le secrétaire du père d'Aigrigny.
À peine le magistrat et le docteur Baleinier eurent-ils disparu, que Mlle de Cardoville, dont le visage rayonnait de bonheur, s'écria en regardant Rodin avec un mélange de respect et de reconnaissance:
— Enfin, grâce à vous, monsieur… je suis libre… libre… Oh! je n'avais jamais senti tout ce qu'il y a de bien-être, d'expansion, d'épanouissement dans ce mot adorable… liberté!!
Et le sein d'Adrienne palpitait; ses narines roses se dilataient, ses lèvres vermeilles s'entr'ouvraient comme si elle eût aspiré avec délices un air vivifiant et pur.
— Je suis depuis peu de jours dans cette horrible maison, reprit- elle, mais j'ai assez souffert de ma captivité pour faire voeu de rendre chaque année quelques pauvres prisonniers pour dettes à la liberté. Ce voeu vous paraît sans doute un peu _moyen âge, _ajouta-t-elle en souriant, mais il ne faut pas prendre à cette noble époque seulement ses meubles et ses vitraux… Merci donc doublement, monsieur, car je vais vous faire complice de cette pensée de _délivrance _qui vient d'éclore, vous le voyez, au milieu du bonheur que je vous dois, et dont vous paraissez ému, touché. Ah! que ma joie vous dise ma reconnaissance, et qu'elle vous paye de votre généreux secours! reprit la jeune fille avec exaltation.
Mlle de Cardoville, en effet, remarquait une complète transfiguration dans la physionomie de Rodin.
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