Arrivé ici, son impatience était si grande qu'il a demandé dès la porte si les orphelines étaient dans cette maison… il les a dépeintes. On lui a dit que non. Alors, malgré mes supplications, il a voulu aller au couvent s'informer d'elles.

— Quelle imprudence!… s'écria Adrienne.

— Après ce qui s'est passé lors de l'escalade nocturne du couvent! ajouta Rodin en haussant les épaules.

— J'ai eu beau lui observer, reprit la Mayeux, que la lettre n'annonçait pas positivement qu'on lui remettrait les orphelines, mais qu'on le renseignerait sans doute sur elles, il n'a pas voulu m'écouter, et m'a dit: «Si je n'apprends rien… j'irai vous rejoindre… mais elles étaient avant-hier au couvent; maintenant tout est découvert, on ne peut me les refuser.»

— Et avec une tête pareille, dit Rodin en souriant, il n'y a pas de discussion possible…

— Pourvu, mon Dieu, qu'il ne soit pas reconnu! dit Adrienne en songeant aux menaces de M. Baleinier.

— Ceci n'est pas présumable, reprit Rodin, on lui refusera la porte… Voilà, je l'espère, le plus grand mécompte qui l'attendra. Du reste, le magistrat ne peut tarder à revenir avec ces jeunes filles… Je n'ai plus besoin ici… d'autres soins m'appellent. Il faut que je m'informe du prince Djalma; aussi, veuillez dire quand et où je pourrai vous voir, ma chère demoiselle, afin de vous tenir au courant de mes recherches… et de convenir de tout ce qui regarde le prince Djalma, si, comme je l'espère, ces recherches ont de bons résultats.

— Vous me trouverez chez moi, dans ma nouvelle maison, où je vais aller en sortant d'ici, rue d'Anjou, à l'ancien hôtel de Beaulieu… Mais j'y songe, dit tout à coup Adrienne après quelques moments de réflexion, il ne me paraît ni convenable, ni peut-être prudent, pour plusieurs raisons, de loger le prince Djalma dans le pavillon que j'occupe à l'hôtel de Saint-Dizier. J'ai vu il y a peu de temps une charmante petite maison toute meublée, toute prête; quelques embellissements réalisables en vingt-quatre heures en feront un très joli séjour… Oui, ce sera mille fois préférable, ajouta Mlle de Cardoville après un nouveau silence, et puis ainsi je pourrai garder sûrement le plus strict incognito.

— Comment! s'écria Rodin, dont les projets se trouvaient dangereusement dérangés par cette nouvelle résolution de la jeune fille, vous voulez qu'il ignore…

— Je veux que le prince Djalma ignore absolument quel est l'ami inconnu qui lui vient en aide; je désire que mon nom ne lui soit pas prononcé, et qu'il ne sache pas même que j'existe… quant à présent du moins… Plus tard… dans un mois peut-être… je verrai… les circonstances me guideront.

— Mais cet incognito, dit Rodin cachant son vif désappointement, ne sera-t-il pas bien difficile à garder?

— Si le prince eût habité mon pavillon, je suis de votre avis, le voisinage de ma tante aurait pu l'éclairer, et cette crainte est une des raisons qui me font renoncer à mon premier projet… Mais le prince habitera un quartier assez éloigné… la rue Blanche. Qui l'instruirait de ce qu'il doit ignorer? Un de mes vieux amis, M. Norval, vous, monsieur, et cette digne enfant — elle montra la Mayeux — sur la discrétion de qui je puis compter comme sur la vôtre, vous connaissez seuls mon secret… il sera donc parfaitement gardé. Du reste, demain nous causerons plus longuement à ce sujet; il faut d'abord que vous parveniez à retrouver ce malheureux jeune prince.

Rodin, quoique profondément courroucé de la subite détermination d'Adrienne au sujet de Djalma, fit bonne contenance et répondit:

— Vos intentions seront scrupuleusement suivies, ma chère demoiselle, et demain, si vous le permettez, j'irai vous rendre bon compte… de ce que vous daigniez appeler tout à l'heure ma mission providentielle.

— À demain donc… et je vous attendrai avec impatience, dit affectueusement Adrienne à Rodin. Permettez-moi toujours de compter sur vous, comme de ce jour vous pouvez compter sur moi. Il faudra m'être indulgent, car je prévois que j'aurai encore bien des conseils, bien des services à vous demander… moi qui déjà… vous dois tant…

— Vous ne me devrez jamais assez, ma chère demoiselle, jamais assez, dit Rodin en se dirigeant discrètement vers la porte après s'être incliné devant Adrienne.

Au moment où il allait sortir, il se trouva face à face avec
Dagobert.

— Ah!… enfin j'en tiens un… s'écria le soldat en saisissant le jésuite au collet d'une main vigoureuse.

II. Les excuses.

Mlle de Cardoville, en voyant Dagobert saisir si rudement Rodin au collet, s'était écriée avec effroi, en faisant quelques pas vers le soldat:

— Au nom du ciel! monsieur… que faites-vous?

— Ce que je fais! répondit durement le soldat sans lâcher Rodin et en tournant la tête du côté d'Adrienne, qu'il ne reconnaissait pas, je profite de l'occasion pour serrer la gorge d'un des misérables de la bande du renégat, jusqu'à ce qu'il m'ait dit où sont mes pauvres enfants.

— Vous m'étranglez… dit le jésuite d'une voix syncopée en tâchant d'échapper au soldat.

— Où sont les orphelines, puisqu'elles ne sont pas ici et qu'on m'a fermé la porte du couvent sans vouloir me répondre? cria Dagobert d'une voix tonnante.

— À l'aide! murmura Rodin.

— Ah! c'est affreux! dit Adrienne.

Et pâle, tremblante, s'adressant à Dagobert, les mains jointes:

— Grâce, monsieur!… écoutez-moi… écoutez-le…

— Monsieur Dagobert! s'écria la Mayeux en courant saisir de ses faibles mains le bras de Dagobert et lui montrant Adrienne… c'est Mlle de Cardoville… Devant elle, quelle violence!… et puis, vous vous trompez, … sans doute.

Au nom de Mlle de Cardoville, la bienfaitrice de son fils, le soldat se retourna brusquement et lâcha Rodin; celui-ci, rendu cramoisi par la colère et par la suffocation, se hâta de rajuster son collet et sa cravate.

— Pardon, mademoiselle… dit Dagobert en allant vers Adrienne, encore pâle de frayeur, je ne savais pas qui vous étiez… mais le premier mouvement m'a emporté malgré moi…

— Mais, mon Dieu! qu'avez-vous contre monsieur? dit Adrienne. Si vous m'aviez écoutée, vous sauriez…

— Excusez-moi si je vous interromps, mademoiselle, dit le soldat à Adrienne d'une voix contenue. Puis, s'adressant à Rodin, qui avait repris son sang-froid:

— Remerciez mademoiselle, et allez-vous en… Si vous restez là… je ne réponds pas de moi…

— Un mot seulement, mon cher monsieur, dit Rodin, je…

— Je vous dis que je ne réponds pas de moi si vous restez là! s'écria Dagobert en frappant du pied.

— Mais, au nom du ciel, dites au moins la cause de cette colère… reprit Adrienne, et surtout ne vous fiez pas aux apparences; calmez-vous et écoutez-nous…

— Que je me calme, mademoiselle! s'écria Dagobert avec désespoir; mais je ne pense qu'à une chose… mademoiselle… à l'arrivée du maréchal Simon; il sera à Paris aujourd'hui ou demain…

— Il serait possible! dit Adrienne. Rodin fit un mouvement de surprise et de joie.

— Hier soir, reprit Dagobert, j'ai reçu une lettre du maréchal; il a débarqué au Havre; depuis trois jours, j'ai fait démarches sur démarches, espérant que les orphelines me seraient rendues, puisque la machination de ces misérables avait échoué — (et il montra Rodin avec un nouveau geste de colère). — Eh bien non… ils complotent encore quelque infamie. Je m'attends à tout…

— Mais, monsieur, dit Rodin s'avançant, permettez-moi de vous…

— Sortez! s'écria Dagobert, dont l'irritation et l'anxiété redoublaient en songeant que d'un moment à l'autre le maréchal pouvait arriver à Paris; sortez… car, sans mademoiselle… je me serais au moins vengé sur quelqu'un…

Rodin fit un signe d'intelligence à Adrienne, dont il se rapprocha prudemment, lui montra Dagobert d'un geste de commisération touchante, et dit à ce dernier:

— Je sortirai donc, monsieur, et… d'autant plus volontiers que je quittais cette chambre quand vous y êtes rentré.

Puis, se rapprochant tout à fait de Mlle de Cardoville, le jésuite lui dit à voix basse:

— Pauvre soldat!… la douleur l'égare; il serait incapable de m'entendre. Expliquez-lui, ma chère demoiselle; il sera bien attrapé, ajouta-t-il d'un air fin; mais en attendant, reprit Rodin en fouillant dans la poche de côté de sa redingote et en tirant un paquet, remettez-lui ceci, je vous prie, ma chère demoiselle!… c'est ma vengeance… elle sera bonne.

Et comme Adrienne, tenant le petit paquet dans sa main, regardait le jésuite avec étonnement, celui-ci mit son index sur sa lèvre comme pour recommander le silence à la jeune fille, gagna la porte et marcha à reculons sur la pointe des pieds, et sortit après avoir encore d'un geste de pitié montré Dagobert, qui, dans un morne abattement, la tête baissée, les bras croisés sur la poitrine, restait muet aux consolations empressées de la Mayeux.

Lorsque Rodin eut quitté la chambre, Adrienne, s'approchant du soldat, lui dit de sa voix douce et avec l'expression d'un profond intérêt:

— Votre entrée si brusque m'a empêchée de vous faire une question bien intéressante pour moi… Et votre blessure?

— Merci, mademoiselle, dit Dagobert en sortant de sa pénible préoccupation, merci! ça n'est pas grand'chose, mais je n'ai pas le temps d'y songer… Je suis fâché d'avoir été si brutal devant vous, d'avoir chassé ce misérable… mais c'est plus fort que moi: à la vue de ces gens-là mon sang ne fait qu'un tour.

— Et pourtant, croyez-moi, vous avez été trop prompt à juger… la personne qui était là tout à l'heure.

— Trop prompt… mademoiselle… mais ce n'est pas d'aujourd'hui que je le connais… Il était avec ce renégat d'abbé d'Aigrigny…

— Sans doute… ce qui ne l'empêche pas d'être un honnête et excellent homme…

— Lui?… s'écria Dagobert.

— Oui… et il n'est en ce moment occupé que d'une chose… de vous faire rendre vos chères enfants.

— Lui?… reprit Dagobert en regardant Adrienne comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il entendait; lui… me rendre mes enfants?

— Oui… plus tôt que vous ne le pensez, peut-être.

— Mademoiselle, dit tout à coup Dagobert, il vous trompe… vous êtes dupe de ce vieux gueux-là.

— Non, dit Adrienne en secouant la tête en souriant, j'ai des preuves de sa bonne foi… D'abord, c'est lui qui me fait sortir de cette maison.

— Il serait vrai! dit Dagobert confondu.

— Très vrai, et, qui plus est, voici quelque chose qui vous raccommodera peut-être avec lui, dit Adrienne en remettant à Dagobert le petit paquet que Rodin venait de lui donner au moment de s'en aller; ne voulant pas vous exaspérer davantage par sa présence, il m'a dit: «Mademoiselle, remettez ceci à ce brave soldat; ce sera ma vengeance.»

Dagobert regardait Mlle de Cardoville avec surprise en ouvrant machinalement le petit paquet. Lorsqu'il l'eut développé et qu'il eut reconnu sa croix d'argent, noircie par les années, et le vieux ruban rouge fané qu'on lui avait dérobés à l'auberge du _Faucon blanc _avec ses papiers, il s'écria, d'une voix entrecoupée, le coeur palpitant:

— Ma croix!… ma croix!… c'est ma croix! Et dans l'exaltation de sa joie, il pressait l'étoile d'argent contre sa moustache grise. Adrienne et la Mayeux se sentaient profondément touchées de l'émotion du soldat, qui s'écria en courant vers la porte par où venait de sortir Rodin:

— Après un service rendu au maréchal Simon, à ma femme ou à mon fils, on ne pouvait rien faire de plus pour moi… Et vous répondez de ce brave homme, mademoiselle? Et je l'ai injurié… maltraité devant vous… Il a droit à une réparation… il l'aura. Oh! il l'aura.

Ce disant, Dagobert sortit précipitamment de la chambre, traversa deux pièces en courant, gagna l'escalier, le descendit rapidement et atteignit Rodin à la dernière marche.

— Monsieur, lui dit le soldat d'une voix émue, en le saisissant par le bras, il faut remonter tout de suite.

— Il serait pourtant bon de vous décider à quelque chose, mon cher monsieur, dit Rodin en s'arrêtant avec bonhomie; il y a un instant vous m'ordonniez de m'en aller, maintenant il s'agit de revenir. À quoi nous arrêtons-nous?

— Tout à l'heure, monsieur, j'avais tort, et quand j'ai un tort, je le répare. Je vous ai injurié, maltraité devant témoins, je vous ferai mes excuses devant témoins.

— Mais, mon cher monsieur… Je vous… rends grâce… je suis pressé…

— Qu'est-ce que cela me fait que vous soyez pressé?… Je vous dis que vous allez remonter tout de suite… ou sinon… ou sinon… ou sinon…, reprit Dagobert en prenant la main du jésuite et en la serrant avec autant de cordialité que d'attendrissement, ou sinon le bonheur que vous me causez en me rendant ma croix ne sera pas complet.

— Qu'à cela ne tienne, alors, mon bon ami, remontons… remontons…

— Et non seulement vous m'avez rendu ma croix… que j'ai… eh bien, oui! que j'ai pleurée, allez, sans le dire à personne, s'écria Dagobert avec effusion; mais cette demoiselle m'a dit que, grâce à vous… ces pauvres enfants! Voyons… pas de fausse joie… Est-ce bien vrai? mon Dieu! est-ce bien vrai?

— Eh! eh! voyez-vous le curieux? dit Rodin en souriant avec finesse. Puis il ajouta:

— Allons, allons, soyez tranquille… on vous les rendra, vos deux anges, vieux diable à quatre. Et le jésuite remonta l'escalier.

— On me les rendra… aujourd'hui? s'écria Dagobert.

Et au moment où Rodin gravissait les marches, il l'arrêta brusquement par la manche.

— Ah! çà, mon bon ami, dit le jésuite, décidément nous arrêtons- nous? montons-nous? descendons-nous? Sans reproche, vous me faites aller comme un tonton.

— C'est juste… là-haut nous nous expliquerons mieux. Venez… alors, venez vite… dit Dagobert.

Puis, prenant Rodin sous le bras, il lui fit hâter le pas et le ramena triomphant dans la chambre où Adrienne et la Mayeux étaient restées, très surprises de la subite disparition du soldat.

— Le voilà… le voilà! s'écria Dagobert en rentrant.
Heureusement, je l'ai rattrapé au bas de l'escalier.

— Et vous m'avez fait remonter d'un fier pas! ajouta Rodin passablement essoufflé.

— Maintenant, monsieur, dit Dagobert d'une voix grave, je déclare devant mademoiselle que j'ai eu tort de vous brutaliser, de vous injurier; je vous en fais mes excuses, monsieur, et je reconnais avec joie que je vous dois… oh!… beaucoup… oui… je vous le jure, quand je dois… je paye.

Et Dagobert tendit encore sa loyale main à Rodin, qui la serra d'une façon fort affable en ajoutant:

— Eh! mon Dieu! de quoi s'agit-il donc? Quel est donc ce grand service dont vous parlez?

— Et cela, dit Dagobert en faisant briller sa croix aux yeux de Rodin; mais vous ne savez donc pas ce que c'est pour moi que cette croix!

— Supposant, au contraire, que vous deviez y tenir, je comptais avoir le plaisir de vous la remettre moi-même. Je l'avais apportée pour cela… Mais, entre nous… vous m'avez, dès mon arrivée, si… si _familièrement _accueilli… que je n'ai pas eu le temps de…

— Monsieur, dit Dagobert confus, je vous assure que je me repens cruellement de ce que j'ai fait.

— Je le sais… mon bon ami… n'en parlons donc plus… Ah! çà, vous y teniez donc beaucoup, à cette croix?

— Si j'y tenais, monsieur! s'écria Dagobert; mais cette croix, — et il la baisa encore, — c'est ma relique à moi… Celui de qui elle me venait était mon saint… mon dieu… et il l'avait touchée…

— Comment! dit Rodin en feignant de regarder la croix avec autant de curiosité que d'admiration respectueuse, comment! Napoléon… le grand Napoléon aurait touché de sa propre main, de sa main victorieuse… cette noble étoile de l'honneur?

— Oui, monsieur, de sa main; il l'avait placée là, sur ma poitrine sanglante, comme pansement à ma cinquième blessure… aussi, voyez-vous, je crois qu'au moment de crever de faim, entre du pain et ma croix… je n'aurais pas hésité… afin de l'avoir en mourant sur le coeur… Mais assez… parlons d'autre chose… C'est bête, un vieux soldat, n'est-ce pas? ajouta Dagobert en passant la main sur ses yeux.

Puis, comme s'il avait honte de nier ce qu'il éprouvait:

— Eh bien, oui! reprit-il en relevant vivement la tête, et ne cherchant pas à cacher une larme qui roulait sur sa joue, oui, je pleure de joie d'avoir retrouvé ma croix… ma croix que l'empereur m'avait donnée… de sa main victorieuse, comme dit ce brave homme…

— Bénie soit donc ma pauvre vieille main de vous avoir rendu ce trésor glorieux, dit Rodin avec émotion. Et il ajouta:

— Ma foi! la journée sera bonne pour tout le monde; aussi je vous l'annonçais ce matin dans ma lettre…

— Cette lettre sans signature, demanda le soldat de plus en plus surpris, c'était vous?…

— C'était moi qui vous l'écrivais. Seulement, craignant quelque nouveau piège d'Aigrigny, je n'ai pas voulu, vous entendez bien, m'expliquer plus clairement.

— Ainsi, mes orphelines… je vais les revoir? Rodin fit un signe de tête affirmatif plein de bonhomie.

— Oui, tout à l'heure, dans un instant peut-être… dit Adrienne en souriant.