Ça la distraira.
— Va pour Céphyse.
— Ah ça, vous avez donc fait un héritage, gros apôtre?
— Mieux que cela, ô la plus rose de toutes les Rose-Pompon… Je suis rédacteur en chef d'un journal religieux… Et comme il faut de la tenue dans cette respectable boutique, je demande tous les mois un mois d'avance et trois jours de liberté; à cette condition-là, je consens à faire le saint pendant vingt-sept jours sur trente, et à être grave et assommant comme le journal.
— Un journal, vous? En voilà un qui sera drôle, et qui dansera tout seul, sur les tables des cafés, des pas défendus.
— Oui, il sera drôle, mais pas pour tout le monde! Ce sont tous sacristains cossus qui font les frais… ils ne regardent pas à l'argent, pourvu que le journal morde, déchire, brûle, broie, extermine et assassine… Parole d'honneur! je n'aurai jamais été plus forcené, ajouta Nini-Moulin en riant d'un gros rire; j'arroserai les blessures toutes vives avec mon venin premier cru ou avec mon fiel grrrrand mousseux!!!
Et, pour péroraison, Nini-Moulin imita le bruit que fait en sautant le bouchon d'une bouteille de vin de Champagne, ce qui fit beaucoup rire Rose-Pompon.
— Et comment s'appelle-t-il, votre journal de sacristains? reprit-elle.
— Il s'appelle l'Amour du prochain.
— À la bonne heure! voilà un joli nom!
— Attendez donc, il en a un second.
— Voyons le second. L'Amour du prochain, ou l'Exterminateur des incrédules, des indifférents, des tièdes et autres; avec cette épigraphe du grand Bossuet: Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.
— C'est aussi ce que dit toujours Philémon dans ses batailles à la Chaumière en faisant le moulinet.
— Ce qui prouve que le génie de l'aigle de Meaux est universel.
Je ne lui reproche qu'une chose, c'est d'avoir été jaloux de
Molière.
— Bah! jalousie d'acteur, dit Rose-Pompon.
— Méchante!… reprit Nini-Moulin en la menaçant du doigt.
— Ah ça, vous allez donc exterminer Mme de Sainte-Colombe… car elle est un peu tiède, celle-là… et votre mariage?
— Mon journal le sert au contraire. Pensez donc! rédacteur en chef… c'est une position superbe; les sacristains me prônent, me poussent, me soutiennent, me bénissent. J'empaume la Sainte- Colombe… et alors une vie… une vie à mort!
À ce moment, un facteur entra dans la boutique et remit une lettre à la fruitière en disant:
— Pour M. Charlemagne… Affranchie… rien à payer.
— Tiens, dit Rose-Pompon, c'est pour le petit vieux si mystérieux, qui a des allures si extraordinaires. Est-ce que cela vient de loin?…
— Je crois bien, ça vient d'Italie, de Rome, dit Nini-Moulin en regardant à son tour la lettre que la fruitière tenait à la main.
— Ah çà, ajouta-t-il, qu'est-ce donc que cet étonnant petit vieux dont vous parlez?
— Figurez-vous, mon gros apôtre, dit Rose-Pompon, un vieux bonhomme qui a deux chambres au fond de la cour; il n'y couche jamais, et il vient s'y renfermer de temps en temps pendant des heures sans laisser monter personne chez lui… et sans qu'on sache ce qu'il y fait.
— C'est un conspirateur ou un faux-monnayeur… dit Nini-Moulin en riant.
— Pauvre cher homme! dit la mère Arsène, où serait-elle donc, sa fausse monnaie? il me paye toujours en gros sous le morceau de pain et le radis noir que je lui fournis pour son déjeuner, quand il déjeune.
— Et comment s'appelle ce mystérieux caduc?… demanda Dumoulin.
— M. Charlemagne, dit la fruitière. Mais tenez… quand on parle du loup on en voit la queue.
— Où est-elle donc cette queue?
— Tenez… ce petit vieux, là-bas… le long de la maison; il marche le cou de travers avec son parapluie sous son bras.
— M. Rodin! s'écria Nini-Moulin; et se reculant brusquement, il descendit en hâte trois marches de l'escalier, afin de n'être pas vu. Puis il ajouta:
— Et vous dites que ce monsieur s'appelle?…
— M. Charlemagne… Est-ce que vous le connaissez? demanda la fruitière.
— Que diable vient-il faire ici sous un faux nom? dit Jacques
Dumoulin à voix basse en se parlant à lui-même.
— Mais vous le connaissez donc? reprit Rose-Pompon avec impatience. Vous voilà tout interdit.
— Et ce monsieur a pour pied-à-terre deux chambres dans cette maison? et il vient mystérieusement? dit Jacques Dumoulin de plus en plus surpris.
— Oui, reprit Rose-Pompon, on voit ses fenêtres du colombier de
Philémon.
— Vite! vite! passons par l'allée; qu'il ne me rencontre pas, dit
Dumoulin.
Et, sans avoir été aperçu de Rodin, il passa de la boutique dans l'allée, et de l'allée monta l'escalier qui conduisait à l'appartement occupé par Rose-Pompon.
— Bonjour, monsieur Charlemagne, dit la mère Arsène à Rodin qui s'avançait alors sur le seuil de la porte, vous venez deux fois en un jour, à la bonne heure, car vous êtes joliment rare.
— Vous êtes trop honnête, ma chère dame, dit Rodin avec un salut fort courtois. Et il entra dans la boutique de la fruitière.
II. Le réduit.
La physionomie de Rodin, lorsqu'il était entré chez la mère Arsène, respirait la simplicité la plus candide; il appuya ses deux mains sur la pomme de son parapluie et lui dit:
— Je regrette bien, ma chère dame, de vous avoir éveillée ce matin de très bonne heure…
— Vous ne venez pas assez souvent, mon digne monsieur, pour que je vous fasse des reproches.
— Que voulez-vous, chère dame! j'habite la campagne, et je ne peux venir que de temps à autre dans ce pied-à-terre pour y faire mes petites affaires.
— À propos de ça, monsieur, la lettre que vous attendiez hier est arrivée ce matin; elle est grosse et vient de loin. La voilà, dit la fruitière en la tirant de sa poche, elle n'a pas coûté de port.
— Merci, ma chère dame, dit Rodin en prenant la lettre avec une indifférence apparente; et il la mit dans la poche de côté de sa redingote, qu'il reboutonna ensuite soigneusement.
— Allez-vous monter chez vous, monsieur?
— Oui, ma chère dame.
— Alors je vais m'occuper de vos petites provisions, dit mère
Arsène. Est-ce toujours comme à l'ordinaire, mon digne monsieur?
— Toujours comme à l'ordinaire.
— Ça va être prêt en un clin d'oeil. Ce disant, la fruitière prit un vieux panier; après y avoir jeté trois ou quatre mottes à brûler, un petit fagotin de cotrets, quelques morceaux de charbon, elle recouvrit ces combustibles d'une feuille de chou, puis, allant au fond de sa boutique, elle tira d'un bahut un gros pain rond, en coupa une tranche, et choisit ensuite d'un oeil connaisseur un magnifique radis noir parmi plusieurs de ces racines, le divisa en deux, y fit un trou qu'elle remplit de gros sel gris, rajusta les deux morceaux et les plaça soigneusement auprès du pain, sur la feuille de chou qui séparait les combustibles des comestibles. Prenant enfin à son fourneau quelques charbons allumés, elle les mit dans un petit sabot rempli de cendres qu'elle posa aussi dans le panier.
Remontant alors jusqu'à la dernière marche de son escalier, la mère Arsène dit à Rodin:
— Voici votre panier, monsieur.
— Mille remerciements, ma chère dame, répondit Rodin; et plongeant la main dans le gousset de son pantalon, il en tira huit sous qu'il remit un à un à la fruitière, et lui dit en emportant le panier:
— Tantôt, en redescendant de chez moi, je vous rendrai, comme d'habitude, votre panier.
— À votre service, mon digne monsieur, à votre service, dit la mère Arsène.
Rodin prit son parapluie sous son bras gauche, souleva de sa main droite le panier de la fruitière, entra dans l'allée obscure, traversa une petite cour, monta d'un pas allègre jusqu'au second étage d'un corps de logis fort délabré, puis arrivé là, sortant une clef de sa poche, il ouvrit une première porte, qu'ensuite il referma soigneusement sur lui.
La première des deux chambres qu'il occupait était complètement démeublée; quant à la seconde, on ne saurait imaginer un réduit d'un aspect plus triste, plus misérable. Un papier tellement éraillé, passé, déchiré, que l'on ne pouvait reconnaître sa nuance primitive, couvrait les murailles; un lit de sangle boiteux, garni d'un mauvais matelas et d'une couverture de laine mangée par les vers, un tabouret, une petite table de bois vermoulu, un poêle de faïence grisâtre aussi craquelée que la porcelaine de Japon, une vieille malle à cadenas placée sous son lit, tel était l'ameublement de ce taudis délabré. Une étroite fenêtre aux carreaux sordides éclairait à peine cette pièce entièrement privée d'air et de jour par la hauteur du bâtiment qui donnait sur la rue; deux vieux mouchoirs à tabac attachés l'un à l'autre avec des épingles, et qui pouvaient à volonté glisser sur une ficelle tendus devant la fenêtre, servaient de rideaux; enfin le carrelage disjoint, rompu, laissant voir le plâtre du plancher, témoignait de la profonde incurie du locataire de cette demeure.
Après avoir fermé sa porte, Rodin jeta son chapeau et son parapluie sur le lit de sangle, posa par terre son panier, en tira le radis noir et le pain, qu'il plaça sur la table; puis s'agenouillant devant son poêle, il le bourra de combustible et l'alluma en soufflant d'un poumon puissant et vigoureux sur la braise apportée dans un sabot. Lorsque, selon l'expression consacrée, son poêle tira, Rodin alla étendre sur leur ficelle les deux mouchoirs à tabac qui lui servaient de rideaux; puis, se croyant bien celé à tous les yeux, il tira de la poche de côté de sa redingote la lettre que la mère Arsène lui avait remise. En faisant ce mouvement, il amena plusieurs papiers et objets différents; l'un de ces papiers, gras et froissé, plié en petit paquet, tomba sur une table et s'ouvrit; il renfermait une croix de la Légion d'honneur en argent noirci par le temps, le ruban rouge de cette croix avait presque perdu sa couleur primitive.
À la vue de cette croix, qu'il remit dans sa poche avec la médaille dont Faringhea avait dépouillé Djalma, Rodin haussa les épaules en souriant d'un air méprisant et sardonique; puis il tira sa grosse montre d'argent et la plaça sur la table à côté de la lettre de Rome. Il regardait cette lettre avec un singulier mélange de défiance et d'espoir, de crainte et d'impatiente curiosité. Après un moment de réflexion, il s'apprêtait à décacheter cette enveloppe… Mais il la rejeta brusquement sur la table, comme si, par un étrange caprice, il eût voulu prolonger de quelques instants l'angoisse d'une incertitude aussi poignante, aussi irritante que l'émotion du jeu. Regardant sa montre, Rodin résolut de n'ouvrir la lettre que lorsque l'aiguille marquerait neuf heures et demie; il s'en fallait alors de sept minutes. Par une de ces bizarreries puérilement fatalistes, dont de très grands esprits n'ont pas été exempts, Rodin se disait:
— Je brûle du désir d'ouvrir cette lettre; si je ne l'ouvre qu'à neuf heures et demie, les nouvelles qu'elle m'apporte seront favorables.
Pour employer ces minutes, Rodin fit quelques pas dans sa chambre, et alla se placer, pour ainsi dire, en contemplation devant deux vieilles gravures jaunâtres, rongées de vétusté, attachées au mur par des clous rouillés.
Le premier de ces objets d'art, seuls ornements dont Rodin eût jamais décoré ce taudis, était une de ces images grossièrement dessinées et enluminées de rouge, de jaune, de vert et de bleu que l'on vend dans les foires; une inscription italienne annonçait que cette gravure avait été fabriquée à Rome. Elle représentait une femme couverte de guenilles, portant une besace et ayant sur ses genoux un petit enfant, une horrible diseuse de bonne aventure tenait dans ses mains la main du petit enfant, et semblait y lire l'avenir, car ces mots sortaient de sa bouche en grosses lettres bleues: Sarà papa (il sera pape).
Le second de ces objets d'art qui semblaient inspirer les profondes méditations de Rodin était une excellente gravure en taille-douce dont le fini précieux, le dessin à la fois hardi et correct contrastaient singulièrement avec la grossière enluminure de l'autre image. Cette rare et magnifique gravure, payée par Rodin six louis (luxe énorme), représentait un jeune garçon vêtu de haillons. La laideur de ses traits était compensée par l'expression spirituelle de sa physionomie vigoureusement caractérisée; assis sur une pierre, entouré çà et là d'un troupeau qu'il gardait, il était vu de face, accoudé sur son genou, et appuyant son menton dans la paume de sa main. L'attitude pensive, réfléchie de ce jeune homme vêtu comme un mendiant, la puissance de son large front, la finesse de son regard pénétrant, la fermeté de sa bouche rusée, semblaient révéler une indomptable résolution jointe à une intelligence supérieure et à une astucieuse adresse.
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