Au-dessous de cette figure, les attributs pontificaux s'enroulaient autour d'un médaillon au centre duquel se voyait une tête de vieillard dont les lignes, fortement accentuées, rappelaient d'une manière frappante, malgré leur sénilité, les traits du jeune gardeur de troupeaux.
Cette gravure portait enfin pour titre: LA JEUNESSE DE SIXTE-
QUINT, et l'image enluminée, la Prédiction[2]!
À force de contempler ces gravures de plus en plus près, d'un oeil de plus en plus ardent et interrogatif, comme s'il eût demandé des inspirations ou des espérances à ces images, Rodin s'en était tellement rapproché que, toujours debout et repliant son bras droit derrière sa tête, il se tenait pour ainsi dire appuyé et accoudé à la muraille, tandis que, cachant sa main gauche dans la poche de son pantalon noir, il écartait ainsi un des pans de sa vieille redingote olive.
Pendant plusieurs minutes il garda cette attitude méditative.
* * * * *
Rodin, nous l'avons dit, venait rarement dans ce logis; selon les règles de son ordre, il avait jusqu'alors toujours demeuré avec le père d'Aigrigny, dont la surveillance lui était spécialement confiée: aucun membre de la congrégation, surtout dans la position subalterne où Rodin s'était jusqu'alors tenu, ne pouvait ni se renfermer chez soi, ni même posséder un meuble fermant à clef; de la sorte, rien n'entravait l'exercice d'un espionnage mutuel, incessant, l'un des plus puissants moyens d'action et d'asservissement employés par la compagnie de Jésus. En raison de diverses combinaisons qui lui étaient personnelles, bien que se rattachant par quelques points aux intérêts généraux de son ordre, Rodin avait pris à l'insu de tous ce pied-à-terre de la rue Clovis. C'est du fond de ce réduit ignoré que le socius correspondait directement avec les personnages les plus éminents et les plus influents du sacré collège.
On se souvient peut-être qu'au commencement de cette histoire, lorsque Rodin écrivait à Rome que le père d'Aigrigny, ayant reçu l'ordre de quitter la France sans voir sa mère mourante, avait hésité à partir; on se souvient, disons-nous, que Rodin avait ajouté en forme de post-scriptum, au bas du billet qui annonçait au général de l'ordre l'hésitation du père d'Aigrigny:
«Dites au cardinal-prince qu'il peut compter sur moi, mais qu'à son tour il me serve activement.»
Cette manière familière de correspondre avec le plus puissant dignitaire de l'ordre, le ton presque protecteur de la recommandation que Rodin adressait à un cardinal-prince, prouvaient assez que le socius, malgré son apparente subalternité, était à cette époque regardé comme un homme très important par plusieurs princes de l'Église ou autres dignitaires, qui lui adressaient leurs lettres à Paris sous un faux nom, et d'ailleurs chiffrées avec les précautions et les sûretés d'usage.
Après plusieurs moments de méditation contemplative passés devant le portrait de Sixte-Quint, Rodin revint lentement à sa table, où était cette lettre, que, par une sorte d'atermoiement superstitieux, il avait différé d'ouvrir, malgré sa vive curiosité. Comme il s'en fallait encore de quelques minutes que l'aiguille de sa montre ne marquât neuf heures et demie, Rodin, afin de ne pas perdre de temps, fit méthodiquement les apprêts de son frugal déjeuner; il plaça sur sa table, à côté d'une écritoire garnie de plumes, le pain et le radis noir; puis, s'asseyant sur son tabouret, ayant pour ainsi dire le poêle entre ses jambes, il tira de son gousset un couteau à manche de corne, dont la lame aiguë était aux trois quarts usée, coupa alternativement un morceau de pain et un morceau de radis, et commença son frugal repas avec un appétit robuste, l'oeil fixé sur l'aiguille de sa montre… L'heure fatale atteinte, Robin décacheta l'enveloppe d'une main tremblante.
Elle contenait deux lettres.
La première parut le satisfaire médiocrement; car, au bout de quelques instants, il haussa les épaules, frappa impatiemment sur la table avec le manche de son couteau, écarta dédaigneusement cette lettre du revers de sa main crasseuse et parcourut la seconde missive, tenant son pain d'une main, et, de l'autre, trempant par un mouvement machinal une tranche de radis dans le sel gris répandu sur un coin de table.
Tout à coup, la main de Rodin restait immobile. À mesure qu'il avançait dans sa lecture, il paraissait de plus en plus intéressé, surpris, frappé. Se levant brusquement, il courut à la croisée, comme pour s'assurer, par un second examen des chiffres de la lettre, qu'il ne s'était pas trompé, tant ce qu'on lui annonçait lui paraissait inattendu. Sans doute Rodin reconnut qu'il avait bien déchiffré, car, laissant tomber ses bras, non pas avec abattement, mais avec la stupeur d'une satisfaction aussi imprévue qu'extraordinaire, il resta quelque temps la tête basse, le regard fixe, profond; la seule marque de joie qu'il donnât se manifestait par une sorte d'aspiration sonore, fréquente et prolongée.
Les hommes aussi audacieux dans leur ambition que patients et opiniâtres dans leur sape souterraine sont surpris de leur réussite lorsque cette réussite devance et dépasse incroyablement leurs sages et prudentes prévisions. Rodin se trouvait dans ce cas. Grâce à des prodiges de ruse, d'adresse et de dissimulation, grâce à de puissantes promesses de corruption, grâce enfin au singulier mélange d'admiration, de frayeur et de confiance que son génie inspirait à plusieurs personnages influents, Rodin apprenait du gouvernement pontifical, que, selon une éventualité possible et probable, il pourrait, dans un temps donné, prétendre avec chance de succès à une position qui n'a que trop excité la crainte, la haine ou l'envie de bien des souverains, et qui a été quelquefois occupée par de grands hommes de bien, par d'abominables scélérats ou par des gens sortis des derniers rangs de la société. Mais, pour que Rodin atteignît plus sûrement ce but il lui fallait absolument réussir, dans ce qu'il s'était engagé à accomplir, sans violence, et seulement par le jeu et par le ressort des passions habilement maniées, à savoir: Assurer à la compagnie de Jésus la possession des biens de la famille de Rennepont.
Possession qui, de la sorte, avait une double et immense conséquence; car Rodin, selon ses visées personnelles, songeait à se faire de son ordre (dont le chef était à sa discrétion) un marchepied et un moyen d'intimidation.
Sa première impression de surprise passée, impression qui n'était pour ainsi dire qu'une sorte de modestie d'ambition, de défiance de soi, assez commune aux hommes réellement supérieurs, Rodin, envisageant plus froidement, plus logiquement les choses, se reprocha presque sa surprise.
Pourtant, bientôt après, par une contradiction bizarre, cédant encore à une de ces idées puériles auxquelles l'homme obéit souvent lorsqu'il se sait ou se croit parfaitement seul et caché, Rodin se leva brusquement, prit la lettre qui lui avait causé une si heureuse surprise, et alla pour ainsi dire l'étaler sous les yeux de l'image du jeune pâtre devenu pape; puis, secouant fièrement, triomphalement la tête, dardant sur le portrait son regard de reptile, il dit entre ses dents, en mettant son doigt crasseux sur l'emblème pontifical:
— Hein! frère? et moi aussi… peut-être… Après cette interpellation ridicule, Rodin revint à sa place, et comme si l'heureuse nouvelle qu'il venait de recevoir eût exaspéré son appétit, il plaça la lettre devant lui pour la relire encore une fois, et, la couvant des yeux, il se prit à mordre avec une sorte de furie joyeuse dans son pain dur et dans son radis noir en chantonnant un vieil air de litanies.
* * * * *
Il y avait quelque chose d'étrange, de grand et surtout d'effrayant dans l'opposition de cette ambition immense, déjà presque justifiée par les événements, et contenue, si cela peut se dire, dans un si misérable réduit.
Le père d'Aigrigny, homme sinon très supérieur, du moins d'une valeur réelle, grand seigneur de naissance, très hautain, placé dans le meilleur monde, n'aurait jamais osé avoir seulement la pensée de prétendre à ce que prétendait Rodin de prime saut; l'unique visée du père d'Aigrigny, il la trouvait impertinente, était d'arriver à être un jour élu général de son ordre, de cet ordre qui embrassait le monde. La différence des aptitudes ambitieuses de ces personnages est concevable. Lorsqu'un homme d'un esprit éminent, d'une nature saine et vivace, concentrant toutes les forces de son âme et de son corps sur une pensée unique, pratique obstinément ainsi que le faisait Rodin, la chasteté, la frugalité, enfin le renoncement volontaire à toute satisfaction du coeur ou des sens, presque toujours cet homme ne se révolte ainsi contre les voeux sacrés du Créateur qu'au profit de quelque passion monstrueuse et dévorante, divinité infernale qui, par un acte sacrilège, lui demande, en échange d'une puissance redoutable, l'anéantissement de tous les nobles penchants, de tous les ineffables attraits, de tous les tendres instincts dont le Seigneur, dans sa sagesse éternelle, dans son inépuisable munificence, a si paternellement doué la créature.
* * * * *
Pendant la scène muette que nous venons de dépeindre, Rodin ne s'était pas aperçu que les rideaux d'une des fenêtres situées au troisième étage du bâtiment qui dominait le corps de logis où il habitait s'étaient légèrement écartés et avaient à demi découvert la mine espiègle de Rose-Pompon et la face de Silène de Nini- Moulin.
Il s'ensuivait que Rodin, malgré son rempart de mouchoirs à tabac, n'avait été nullement garanti de l'examen indiscret et curieux des deux coryphées de la Tulipe orageuse.
III. Une visite inattendue.
Rodin, quoiqu'il eût éprouvé une profonde surprise à la lecture de la seconde lettre de Rome, ne voulut pas que sa réponse témoignât de cet étonnement. Son frugal déjeuner terminé, il prit une feuille de papier et chiffra rapidement la note suivante, de ce ton rude et tranchant qui lui était habituel lorsqu'il n'était pas obligé de se contraindre:
«Ce que l'on m'apprend ne me surprend point. J'avais tout prévu. Indécision et lâcheté portent toujours ces fruits-là. Ce n'est pas assez. La Russie hérétique égorge la Pologne catholique. Rome bénit les meurtriers et maudit les victimes[3].
«Cela me va.
«En retour, la Russie garantit à Rome, par l'Autriche, la compression sanglante des patriotes de la Romagne.
«Cela me va toujours.
«Les bandes d'égorgeurs du bon cardinal Albani ne suffisent plus au massacre des libéraux impies; elles sont lasses.
«Cela ne me va plus. Il faut qu'elles marchent.»
Au moment où Rodin venait d'écrire ces derniers mots, son attention fut tout à coup distraite par la voix fraîche et sonore de Rose-Pompon, qui, sachant son Béranger par coeur, avait ouvert la fenêtre de Philémon, et assise sur la barre d'appui, chantait avec beaucoup de charme et de gentillesse ce couplet de l'immortel chansonnier:
Mais, quelle erreur! non, Dieu, n'est pas colère, S'il créa tout… à tout il sera d'appui: Vins qu'il nous donne, amitié tutélaire, Et vous, amours, qui créez après lui,
Prêtez un charme à ma philosophie; Pour dissiper des rêves affligeants, Le verre en main, que chacun se confie Au Dieu des bonnes gens!
Ce chant, d'une mansuétude divine, contrastait si étrangement avec la froide cruauté des quelques lignes écrites par Rodin, qu'il tressaillit et se mordit les lèvres de rage en reconnaissant ce refrain du poète véritablement chrétien qui avait porté de si rudes coups à la mauvaise Église. Rodin attendit quelques instants dans une impatience courroucée, croyant que la voix allait continuer; mais Rose-Pompon se tut, ou du moins ne fit plus que fredonner, et bientôt passa à un autre air, celui du Bon papa, qu'elle vocalisa, même sans paroles. Rodin, n'osant pas aller regarder par sa croisée quelle était cette importune chanteuse, haussa les épaules, reprit sa plume et continua:
«Autre chose: Il faudrait exaspérer les indépendants de tous les pays, soulever la rage _philosophaille _de l'Europe, et faire écumer le libéralisme, ameuter contre Rome tout ce qui vocifère. Pour cela, proclamer à la face du monde les trois propositions suivantes:
«1° Il est abominable de soutenir que l'on peut faire son salut dans quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les moeurs soient pures;
«2° Il est odieux et absurde d'accorder aux peuples la liberté de conscience;
«3° L'on ne saurait avoir trop d'horreur contre la liberté de la presse.
«Il faut amener l'homme faible à déclarer ces propositions de tout point orthodoxes, lui vanter leur bon effet sur les gouvernements despotiques, sur les vrais catholiques, sur les museleurs de populaire. Il se prendra au piège. Les propositions formulées, la tempête éclate. Soulèvement général contre Rome, scission profonde; le sacré collège se divise en trois partis. L'un approuve, l'autre blâme, l'autre tremble. L'homme faible, encore plus épouvanté qu'il ne l'est aujourd'hui d'avoir laisser égorger la Pologne, recule devant les clameurs, les reproches, les menaces, les ruptures violentes qu'il soulève.
«Cela me va toujours, et beaucoup.
«Alors, à notre père vénéré d'ébranler la conscience de l'homme faible, d'inquiéter son esprit, d'effrayer son âme.
«En résumé: abreuver de dégoûts, diviser son conseil, l'isoler, l'effrayer, redoubler l'ardeur féroce du bon Albani, réveiller l'appétit des Sanfédistes[4], leur donner des libéraux à leur faim; pillage, viol, massacre comme à Césène, vraie marée montante de sang carbonaro, l'homme faible en aura le déboire, tant de tueries en son nom!!! il reculera… il reculera… chacun de ses jours aura son remords, chaque nuit sa terreur, chaque minute son angoisse. Et l'abdication dont il menace déjà viendra enfin, peut- être trop tôt. C'est le seul danger à présent, à vous d'y pourvoir.
«En cas d'abdication… le grand pénitencier m'a compris.
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