J'ai demandé pleins pouvoirs; le temps presse, j'agis comme si je les avais. Un renseignement m'est indispensable pour mes projets; je l'attends de vous; il me le faut, vous m'entendez? la haute influence de votre frère à la cour de Vienne vous servira. Je veux avoir les détails les plus précis sur la position actuelle du duc de Reichstadt, le Napoléon II des impérialistes. Peut-on, oui ou non, nouer par votre frère une correspondance secrète avec le prince ou à l'insu de son entourage? Avisez promptement, ceci est urgent; cette note part aujourd'hui: je la compléterai demain… Elle vous parviendra, comme toujours, par le petit marchand.»
Au moment où Rodin venait de mettre et de cacheter cette lettre sous une double enveloppe, il crut de nouveau entendre du bruit au dehors… Il écouta. Au bout de quelques moments de silence, plusieurs coups frappés à sa porte retentirent dans la chambre. Rodin tressaillit: pour la première fois, l'on heurtait à sa porte depuis près d'une année qu'il venait dans ce logis. Serrant précipitamment dans la poche de sa redingote la lettre qu'il venait d'écrire, le jésuite alla ouvrir la vieille malle cachée sous le lit de sangle, y prit un paquet de papiers enveloppé d'un mouchoir à tabac en lambeaux, joignit à ce dossier les deux lettres chiffrées qu'il venait de recevoir, et cadenassa soigneusement la malle.
L'on continuait de frapper au dehors avec un redoublement d'impatience.
Rodin prit le panier de la fruitière à la main, son parapluie sous son bras, et, assez inquiet, alla voir quel était l'indiscret visiteur. Il ouvrit la porte, et se trouva en face de Rose-Pompon, la chanteuse importune, qui, faisant une accorte et gentille révérence, lui demanda d'un air parfaitement ingénu:
— M. Rodin, s'il vous plaît?
IV. Un service d'ami.
Rodin, malgré sa surprise et son inquiétude, ne sourcilla pas; il commença par fermer sa porte après soi, remarquant le coup d'oeil curieux de la jeune fille, puis il lui dit avec bonhomie:
— Qui demandez-vous, ma chère fille?
— M. Rodin, reprit crânement Rose-Pompon en ouvrant ses jolis yeux bleus de toute leur grandeur, et regardant Rodin bien en face.
— Ce n'est pas ici… dit-il en faisant un pas pour descendre. Je ne connais pas… Voyez plus haut ou plus bas.
— Oh! que c'est joli! Voyons… faites donc le gentil, à votre âge! dit Rose-Pompon en haussant les épaules, comme si on ne savait pas que c'est vous qui vous appelez M. Rodin.
— Charlemagne, dit le _socius _en s'inclinant, Charlemagne, pour vous servir, si j'en étais capable.
— Vous n'en êtes pas capable, répondit Rose-Pompon d'un ton majestueux, et elle ajouta d'un air narquois:
— Nous avons donc des cachettes à la minon-minette, que nous changeons de nom?… Nous avons peur que maman Rodin nous espionne?
— Tenez, ma chère fille, dit le _socius _en souriant d'un air paternel, vous vous adressez bien: je suis un vieux bonhomme qui aime la jeunesse… la joyeuse jeunesse. Ainsi, amusez-vous, même à mes dépens… mais laissez-moi passer, car l'heure me presse…
Et Rodin fit de nouveau un pas vers l'escalier.
— Monsieur Rodin, dit Rose-Pompon d'une voix solennelle, j'ai des choses très importantes à vous communiquer, des conseils à vous demander sur une affaire de coeur.
— Ah çà! voyons, petite folle, vous n'avez donc personne à tourmenter dans votre maison que vous venez dans celle-ci?
— Mais je loge ici, monsieur Rodin, répondit Rose-Pompon en appuyant malicieusement sur le _nom _de sa victime.
— Vous? ah bah! j'ignorais un si joli voisinage.
— Oui… je loge ici depuis six mois, monsieur Rodin.
— Vraiment! et où donc?
— Au troisième, dans le bâtiment du devant, monsieur Rodin.
— C'est donc vous qui chantiez si bien tout à l'heure?
— Moi-même, monsieur Rodin.
— Vous m'avez fait le plus grand plaisir, en vérité.
— Vous êtes bien honnête, monsieur Rodin.
— Et vous logez avec votre respectable famille, je suppose?
— Je crois bien, monsieur Rodin, dit Rose-Pompon en baissant les yeux d'un air ingénu: j'habite avec grand-papa Philémon et grand'maman Bacchanal… une reine, rien que ça.
Rodin avait été jusqu'alors assez gravement inquiet, ignorant de quelle manière Rose-Pompon avait surpris son véritable nom; mais, en entendant nommer la reine Bacchanal et en apprenant qu'elle logeait dans cette maison, il trouva une compensation à l'incident désagréable soulevé par l'apparition de Rose-Pompon; il importait en effet beaucoup à Rodin de savoir où trouver la reine Bacchanal, maîtresse de Couche-tout-Nu et soeur de la Mayeux, de la Mayeux signalée comme dangereuse depuis son entretien avec la supérieure du couvent, et depuis la part qu'elle avait prise aux projets de fuite de Mlle de Cardoville. De plus, Rodin espérait, grâce à ce qu'il venait d'apprendre, amener adroitement Rose-Pompon à lui confesser le nom de la personne dont elle tenait que M. Charlemagne s'appelait M. Rodin.
À peine la jeune fille eut-elle prononcé le nom de la reine Bacchanal, que Rodin, joignit les mains, paraissant aussi surpris que vivement intéressé.
— Ah! ma chère fille, s'écria-t-il, je vous en conjure, ne plaisantons pas… S'agirait-il, par hasard, d'une jeune fille qui porte ce surnom et qui est soeur d'une ouvrière contrefaite?…
— Oui, monsieur, la reine Bacchanal est son surnom, dit Rose- Pompon assez étonnée à son tour; elle s'appelle Céphyse Soliveau: c'est mon amie.
— Ah! c'est votre amie! dit Rodin en réfléchissant.
— Oui, monsieur, mon amie intime…
— Et vous l'aimez?
— Comme une soeur… Pauvre fille! je fais ce que je peux pour elle! et ce n'est guère… Mais comment un respectable homme de votre âge connaît-il la reine Bacchanal?… Ah! ah! c'est ce qui prouve que vous portez des faux noms…
— Ma chère fille! je n'ai plus envie de rire maintenant, dit si tristement Rodin que Rose-Pompon, se reprochant sa plaisanterie, lui dit:
— Mais enfin, comment connaissez-vous Céphyse?
— Hélas! ce n'est pas elle que je connais… mais un brave garçon qui l'aime comme un fou!…
— Jacques Rennepont!
— Autrement dit Couche-tout-Nu… À cette heure, il est en prison pour dettes, reprit Rodin avec un soupir. Je l'y ai vu hier.
— Vous l'avez vu hier? Mais, comme ça se trouve! dit Rose-Pompon en frappant dans ses mains. Alors, venez vite, venez tout de suite chez Philémon, vous donnerez à Céphyse des nouvelles de son amant… elle est si inquiète!…
— Ma chère fille… je voudrais ne lui donner que de bonnes nouvelles de ce digne garçon que j'aime malgré ses folies… car qui n'en a pas fait des folies? ajouta Rodin avec une indulgente bonhomie.
— Pardieu! dit Rose-Pompon en se balançant sur ses hanches comme si elle eût été encore costumée en débardeur.
— Je dirai plus, ajouta Rodin, je l'aime à cause de ses folies; car, voyez-vous, on a beau dire, ma chère fille, il y a toujours un bon fonds, un bon coeur, quelque chose enfin, chez ceux qui dépensent généreusement leur argent pour les autres.
— Eh bien! tenez, vous êtes un très brave homme, vous! dit Rose- Pompon enchantée de la philosophie de Rodin. Mais pourquoi ne voulez-vous pas venir voir Céphyse pour lui parler de Jacques?
— À quoi bon lui apprendre ce qu'elle sait? Que Jacques est en prison?… Ce que je voudrais, moi, ce serait de tirer ce pauvre garçon d'un si mauvais pas…
— Oh! monsieur, faites cela, tirez Jacques de prison, s'écria vivement Rose-Pompon, et nous vous embrasserons nous deux Céphyse.
— Ce serait du bien perdu, chère petite folle, dit Rodin en souriant; mais rassurez-vous, je n'ai pas besoin de récompense pour vous faire un peu de bien quand je le puis.
— Ainsi vous espérez tirer Jacques de prison?…
Rodin secoua la tête et reprit d'un air chagrin et contrarié:
— Je l'espérais… mais, à cette heure… que voulez-vous? tout est changé…
— Et pourquoi donc? demanda Rose-Pompon surprise.
— Cette mauvaise plaisanterie que vous me faites en m'appelant M. Rodin doit vous paraître très amusante, ma chère fille, je le comprends: vous n'êtes en cela qu'un écho… Quelqu'un vous aura dit: «Allez dire à M. Charlemagne qu'il s'appelle M. Rodin… ça sera fort drôle.»
— Bien sûr qu'il ne me fût pas venu à l'idée de vous appeler M. Rodin… on n'invente pas un nom comme celui-là soi-même, répondit Rose-Pompon.
— Eh bien! cette personne, avec ses mauvaises plaisanteries, a fait sans le savoir un grand tort au pauvre Jacques Rennepont.
— Ah! mon Dieu! et cela parce que je vous ai appelé M. Rodin, au lieu de M. Charlemagne? s'écria Rose-Pompon tout attristée, regrettant alors la plaisanterie qu'elle avait faite à l'instigation de Nini-Moulin. Mais enfin monsieur, reprit-elle, qu'est-ce que cette plaisanterie a de commun avec le service que vous vouliez rendre à Jacques?
— Il ne m'est pas permis de vous le dire, ma chère fille. En vérité… je suis désolé de tout ceci pour ce pauvre Jacques… croyez-le bien; mais permettez-moi de descendre.
— Monsieur… écoutez-moi, je vous en prie, dit Rose-Pompon: si je vous disais le nom de la personne qui m'a engagée à vous appeler M. Rodin, vous intéresseriez-vous toujours à Jacques?
— Je ne cherche pas à surprendre les secrets de personne… ma chère fille… vous avez été dans tout ceci le jouet ou l'écho de personnes peut-être fort dangereuses, et, ma foi! malgré l'intérêt que m'inspire Jacques Rennepont, je n'ai pas envie, vous entendez bien, de me faire des ennemis, moi, pauvre homme… Dieu m'en garde!
Rose-Pompon ne comprenait rien aux craintes de Rodin et il y comptait bien; car après une seconde de réflexion la jeune fille lui dit:
— Tenez, monsieur, c'est trop fort pour moi, je n'y entends rien; mais ce que je sais, c'est que je serais désolée d'avoir fait tort à un brave garçon pour une plaisanterie. Je vais donc vous dire tout bonnement ce qui en est; ma franchise sera peut-être utile à quelque chose…
— La franchise éclaire souvent les choses obscures, dit sentencieusement Rodin.
— Après tout, dit Rose-Pompon, tant pis pour Nini-Moulin.
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