Pourquoi me fait-il dire des bêtises qui peuvent nuire à l'amant de cette pauvre Céphyse? Voilà, monsieur, ce qui est arrivé: Nini- Moulin, un gros farceur, vous a vu tout à l'heure dans la rue; la portière lui a dit que vous vous appeliez M. Charlemagne. Il m'a dit à moi: «Non, il s'appelle Rodin, il faut lui faire une farce: Rose-Pompon, allez à sa porte, frappez-y, appelez-le M. Rodin. Vous verrez la drôle de figure qu'il fera.» J'ai promis à Nini- Moulin de ne pas le nommer; mais dès que ça pourrait risquer de nuire à Jacques… tans pis, je le nomme.

Au nom de Nini-Moulin, Rodin n'avait pu retenir un mouvement de surprise. Ce pamphlétaire, qu'il avait fait charger de la rédaction de l'Amour du prochain, n'était pas personnellement à craindre; mais Nini-Moulin, très bavard et très expansif après boire, pouvait être inquiétant, gênant, surtout si Rodin, ainsi que cela était probable, devait revenir plusieurs fois dans cette maison pour exécuter ses projets sur Couche-tout-Nu, par l'intermédiaire de la reine Bacchanal. Le _socius _se promit donc d'aviser à cet inconvénient.

— Ainsi, ma chère fille, dit-il à Rose-Pompon, c'est un M. Desmoulins qui vous a engagée à me faire cette mauvaise plaisanterie?

— Non pas Desmoulins… mais Dumoulin, reprit Rose-Pompon. Il écrit dans les journaux des sacristains, et il défend les dévots pour l'argent qu'on lui donne, car si Nini-Moulin est un saint… ses patrons sont _saint Soiffard _et saint Chicard, comme il dit lui-même.

— Ce monsieur me paraît fort gai.

— Oh! très bon enfant!

— Mais attendez donc, attendez donc, reprit Rodin en paraissant rappeler ses souvenirs; n'est-ce pas un homme de trente-six à quarante ans, gros… la figure colorée?

— Colorée comme un verre de vin rouge, dit Rose-Pompon, et, par dessus, le nez bourgeonné… comme une framboise…

— C'est bien lui… M. Dumoulin… oh! alors vous me rassurez complètement, ma chère fille; la plaisanterie ne m'inquiète plus guère. Mais c'est un très digne homme que M. Dumoulin, aimant peut-être un peu trop le plaisir…

— Ainsi, monsieur, vous tâcherez toujours d'être utile à Jacques?
La bête de plaisanterie de Nini-Moulin ne vous en empêchera pas?

— Non, je l'espère.

— Ah çà! il ne faudra pas que je dise à Nini-Moulin que vous savez que c'est lui qui m'a dit de vous appeler M. Rodin, n'est-ce pas, monsieur?

— Pourquoi non? En toutes choses, ma fille, il faut toujours dire franchement la vérité.

— Mais, monsieur, Nini-Moulin m'a tant recommandé de ne pas vous le nommer…

— Si vous me l'avez nommé, c'est par un très bon motif; pourquoi ne pas le lui avouer? Du reste, ma chère fille, ceci vous regarde, et non pas moi… Faites comme vous voudrez…

— Et pourrais-je dire à Céphyse vos intentions pour Jacques?

— La franchise, ma chère fille, toujours la franchise… on ne risque jamais rien de dire ce qui est…

— Pauvre Céphyse, va-t-elle être heureuse!… dit vivement Rose-
Pompon. Et cela lui viendra bien à propos…

— Seulement, il ne faut pas qu'elle s'exagère trop ce bonheur. Je ne promets pas positivement… de faire sortir ce digne garçon de prison… je dis que je tâcherai; mais ce que je promets positivement, car depuis l'emprisonnement de Jacques, je crois votre amie dans une position bien gênée…

— Hélas! monsieur…

— Ce que je promets, dis-je, c'est un petit secours… que votre amie recevra aujourd'hui, afin qu'elle ait le moyen de vivre honnêtement… et si elle est sage, eh bien!… si elle est sage, plus tard on verra…

— Ah! monsieur, vous ne savez pas comme vous venez à temps au secours de cette pauvre Céphyse… On dirait que vous êtes son vrai bon ange… Ma foi, que vous vous appeliez M. Rodin ou M. Charlemagne, tout ce que je puis jurer, c'est que vous êtes un excellent…

— Allons, allons, n'exagérons rien, dit Rodin en interrompant Rose-Pompon; dites un bon vieux brave homme et rien de plus, ma chère fille. Mais voyez donc comme les choses s'enchaînent quelquefois! Je vous demande un peu qui m'aurait dit, lorsque j'entendais frapper à ma porte, ce qui m'impatientait fort, je l'avoue, qui m'aurait dit que c'était une petite voisine qui, sous le prétexte d'une mauvaise plaisanterie, me mettait sur la voie d'une bonne action… Allons, donnez courage à votre amie… ce soir elle recevra un secours, et, ma foi, confiance et espoir! Dieu merci! il est encore de bonnes gens sur la terre.

— Ah! monsieur… vous le prouvez bien.

— Que voulez-vous? c'est tout simple: le bonheur des vieux… c'est de voir le bonheur des jeunes…

Ceci fut dit par Rodin avec une bonhomie si parfaite que Rose-
Pompon sentit ses yeux humides et reprit tout émue:

— Tenez, monsieur, Céphyse et moi, nous ne sommes que de pauvres filles; il y en a de plus vertueuses, c'est encore vrai, mais nous avons, j'ose le dire, bon coeur: aussi, voyez-vous, si jamais vous étiez malade, appelez-nous; il n'y a pas de bonnes soeurs qui vous soigneraient mieux que nous… C'est tout ce que nous pouvons vous offrir; sans compter Philémon que je ferais se scier en quatre morceaux pour vous; je m'y engage sur l'honneur; comme Céphyse, j'en suis sûre, s'engagerait aussi pour Jacques, qui serait pour vous à la vie, à la mort.

— Vous voyez donc bien, chère fille, que j'avais raison de dire: tête folle bon coeur… Adieu et au revoir!

Puis Rodin, reprenant son panier, qu'il avait posé à terre à côté de son parapluie, se disposa à descendre l'escalier.

— D'abord vous allez me donner ce panier-là, il vous gênerait pour descendre, dit Rose-Pompon en retirant en effet le panier des mains de Rodin, malgré la résistance de celui-ci.

Puis elle ajouta:

— Appuyez-vous sur mon bras: l'escalier est si noir… vous pourriez faire un faux pas.

— Ma foi, j'accepte votre offre, ma chère fille, car je ne suis pas bien vaillant.

En s'appuyant paternellement sur le bras droit de Rose-Pompon, qui portait le panier de la main gauche, Rodin descendit l'escalier et traversa la cour.

— Tenez, voyez-vous là-haut, au troisième, cette grosse face collée aux carreaux? dit tout à coup Rose-Pompon à Rodin en s'arrêtant au milieu de la petite cour, c'est Nini-Moulin… Le reconnaissez-vous? Est-ce bien le vôtre?

— C'est bien le mien, dit Rodin après avoir levé la tête; et il fit de la main un salut très affectueux à Jacques Dumoulin, qui, stupéfait, se retira brusquement de la fenêtre.

— Le pauvre garçon… Je suis sûr qu'il a peur de moi… depuis sa mauvaise plaisanterie, dit Rodin en souriant. Il a bien tort!

Et il accompagna les mots _il a bien tort _d'un sinistre pincement de lèvres dont Rose-Pompon ne put s'apercevoir.

— Ah çà! ma chère fille, lui dit-il lorsque tous deux entrèrent dans l'allée, je n'ai plus besoin de votre aide; remontez vite chez votre amie lui donner les bonnes nouvelles que vous savez.

— Oui, monsieur, vous avez raison, car je grille d'aller lui dire quel brave homme vous êtes. Et Rose-Pompon s'élança dans l'escalier.

— Eh bien!… eh bien!… et mon panier qu'elle emporte, cette petite folle! dit Rodin.

— Ah! c'est vrai… Pardon, monsieur, le voici… Pauvre Céphyse! va-t-elle être contente! Adieu, monsieur.

Et la gentille figure de Rose-Pompon disparut dans les limbes de l'escalier, qu'elle gravit d'un pied alerte et impatient.

Rodin sortit de l'allée.

— Voici votre panier, chère dame, dit-il en s'arrêtant sur le seuil de la boutique de la mère Arsène. Je vous fais mes humbles remerciements… de votre obligeance…

— Il n'y a pas de quoi, mon digne monsieur; c'est tout à votre service… Eh bien! le radis était-il bon?

— Succulent, ma chère dame, succulent et excellent.

— Ah! j'en suis bien aise. Vous reverra-t-on bientôt?

— J'espère que oui… Mais pourriez-vous m'indiquer un bureau de poste voisin?

— En détournant la rue à gauche, la troisième maison, chez l'épicier.

— Mille remerciements.

— Je parie que c'est un billet doux pour votre bonne amie, dit la mère Arsène, mise en gaieté par le contact de Rose-Pompon et de Nini-Moulin.

— Eh!… eh!… eh!… cette chère dame, dit Rodin en ricanant; puis redevenant tout à coup parfaitement sérieux, il fit un profond salut à la fruitière en lui disant:

— Votre serviteur de tout mon coeur… Et il gagna la rue.

* * * * *

Nous conduirons maintenant le lecteur dans la maison du docteur
Baleinier, où était encore enfermée Mlle de Cardoville.

V. Les conseils.

Adrienne de Cardoville avait été encore plus étroitement renfermée dans la maison du docteur Baleinier depuis la double tentative nocturne d'Agricol et de Dagobert, en suite de laquelle le soldat, assez grièvement blessé, était parvenu, grâce au dévouement intrépide d'Agricol, assisté de l'héroïque Rabat-Joie, à regagner la petite porte du jardin du couvent et à fuir par le boulevard extérieur avec le jeune forgeron.

Quatre heures venaient de sonner; Adrienne, depuis le jour précédent, avait été conduite dans une chambre au deuxième étage de la maison de santé; la fenêtre grillée, défendue au dehors par un auvent, ne laissait parvenir qu'une faible clarté dans cet appartement. La jeune fille, depuis son entretien avec la Mayeux, s'attendait à être délivrée, d'un jour à l'autre, par l'intervention de ses amis; mais elle éprouvait une douloureuse inquiétude au sujet d'Agricol et de Dagobert; ignorant absolument l'issue de la lutte engagée pendant une des nuits précédentes par ses libérateurs contre les gens de la maison de fous et du couvent, en vain elle avait interrogé ses gardiennes; celles-ci étaient restées muettes. Ces nouveaux incidents augmentaient encore les amers sentiments d'Adrienne contre la princesse de Saint-Dizier, le père d'Aigrigny et leurs créatures. La légère pâleur du charmant visage de Mlle de Cardoville, ses beaux yeux un peu battus, trahissaient de récentes angoisses: assise devant une petite table, son front appuyé sur une de ses mains, à demi voilée par les longues boucles de ses cheveux dorés, elle feuilletait un livre.

Tout à coup la porte s'ouvrit, et M. Baleinier entra. Le docteur, jésuite de robe courte, instrument docile et passif des volontés de l'ordre, n'était, on l'a dit, qu'à moitié dans les confidences du père d'Aigrigny et de la princesse de Saint-Dizier. Il avait ignoré le but de la séquestration de Mlle de Cardoville, il ignorait aussi le brusque revirement de position qui avait eu lieu la veille entre le père d'Aigrigny et Rodin, après la lecture du testament de Marius de Rennepont; le docteur avait, seulement la veille, reçu l'ordre du père d'Aigrigny (alors obéissant aux inspirations de Rodin) de resserrer plus étroitement encore Mlle de Cardoville, de redoubler de sévérité à son égard, et de tâcher enfin de la contraindre, on verra par quels moyens, à renoncer aux poursuites qu'elle se proposait de faire contre ses persécuteurs.

À l'aspect du docteur, Mlle de Cardoville ne put cacher l'aversion et le dédain que cet homme lui inspirait. M.