Un python de quatre ou cinq pieds peut renverser un homme s'il le frappe en pleine poitrine ; or, Kaa, vous le savez, avait trente pieds de long. Son premier coup fut donné au cœur même de la masse des singes qui s'acharnaient sur Baloo, dirigé au but bouche close et sans bruit. Il n'y en eut pas besoin d'un second. Les singes se dispersèrent aux cris de :

— Kaa ! C'est Kaa ! Fuyez ! Fuyez !…

Depuis des générations, les singes avaient été tenus en respect par l'épouvante où les plongeaient les histoires de leurs aînés à propos de Kaa, le voleur nocturne, qui glisse le long des branches aussi doucement que s'étend la mousse, et enlève aisément le singe le plus vigoureux ; du vieux Kaa, qui peut se rendre tellement pareil à une branche morte ou à une souche pourrie, que les plus avisés s'y laissent prendre, jusqu'à ce que la branche les happe. Kaa était tout ce que craignaient les singes dans la Jungle, car aucun d'eux ne savait où s'arrêtait son pouvoir, aucun d'eux ne pouvait le regarder en face, et aucun d'eux n'était jamais sorti vivant de son étreinte.

Aussi fuyaient-ils, en bégayant de terreur, sur les murs et les toits des maisons, tandis que Baloo poussait un profond soupir de soulagement. Malgré sa fourrure beaucoup plus épaisse que celle de Bagheera, il avait cruellement souffert de la lutte. Alors, Kaa ouvrit la bouche pour la première fois : un ordre prolongé siffla et les singes qui, au loin, se pressaient de venir à la défense des Grottes Froides s'arrêtèrent où ils étaient, cloués par l'épouvante, tandis que pliaient et craquaient sous leur poids les branches qu'ils chargeaient. Ceux qui couvraient les murs et les maisons vides turent subitement leurs cris, et, dans le silence qui tomba sur la cité, Mowgli entendit Bagheera secouer ses flancs humides en sortant du réservoir. Puis, la clameur recommença. Les singes bondirent plus haut sur les murs ; ils se cramponnèrent aux cous des grandes idoles de pierre et poussèrent des cris perçants en sautillant le long des créneaux, tandis que Mowgli, qui dansait de joie dans le pavillon, collait son œil aux jours du marbre et huait à la façon des hiboux, entre ses dents de devant, pour se moquer et montrer son mépris.

— Remonte le Petit d'Homme par la trappe ; je ne peux pas faire davantage, haleta Bagheera. Prenons le Petit d'Homme et fuyons. Ils pourraient nous attaquer de nouveau.

— Ils ne bougeront plus jusqu'à ce que je le leur commande. Restez. Ssss !

Kaa siffla et le silence se répandit une fois de plus sur la ville.

— Je ne pouvais pas venir plus tôt, camarade… mais… j'ai cru, en vérité, t'entendre appeler…

Cela s'adressait à Bagheera.

— Je… je peux bien avoir crié dans la lutte, répondit Bagheera. Baloo, es-tu blessé ?

— Je ne suis pas sûr qu'ils ne m'aient pas taillé en cent petits oursons, dit Baloo en secouant gravement ses pattes l'une après l'autre. Wow ! Je suis moulu. Kaa, nous te devons, je pense, la vie… Bagheera et moi.

— Peu importe. Où est le Petit d'Homme ?

— Ici, dans une trappe ; je ne peux pas grimper, cria Mowgli.

La courbe du dôme écroulé s'arrondissait sur sa tête.

— Emmenez-le. Il danse comme Mor, le Paon. Il va écraser nos petits, dirent les cobras à l'intérieur.

— Ah ! ah ! fit Kaa avec un petit rire ; elle a des amis partout, cette graine d'homme ! Recule-toi, petit ; cachez-vous, Peuple du Poison. Je vais briser le mur.

Kaa examina avec soin la maçonnerie, jusqu'à ce qu'il découvrît, dans le réseau du marbre, une lézarde plus pâle dénotant un point faible. Il donna deux ou trois légers coups de tête pour se rendre compte de la distance ; puis, élevant six pieds de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses forces, le nez en avant, une demi-douzaine de coups de bélier. Le travail à jour céda, s'émietta en un nuage de poussière et de gravats, et Mowgli se jeta d'un bond par l'ouverture entre Baloo et Bagheera… un bras passé autour de chaque cou musculeux…

— Es-tu blessé ? — demanda Baloo, en le serrant doucement.

— Je suis las, j'ai faim, et je ne suis pas moulu à moitié. Mais… oh !… ils vous ont cruellement traités, mes frères. Vous saignez.

— Il y en a d'autres, dit Bagheera en se léchant les lèvres et en regardant les singes morts sur la terrasse et autour du réservoir.

— Ce n'est rien, ce n'est rien, si tu es sauf, ô mon orgueil entre toutes les petites grenouilles ! pleura Baloo.

— Nous jugerons de cela plus tard, dit Bagheera d'un ton sec, qui ne plut pas du tout à Mowgli. Mais voici Kaa, auquel nous devons l'issue de la bataille, et toi, la vie. Remercie-le suivant nos coutumes, Mowgli.

Mowgli se tourna et vit la tête du grand Python qui oscillait à un pied au-dessus de la sienne.

— Ainsi, c'est là cette graine d'homme, dit Kaa. Sa peau est très douce et il ne diffère pas beaucoup des Bandar-log. Aie soin, petit, que je ne te prenne jamais pour un singe par quelque crépuscule, un jour où je vienne de changer d'habit.

— Nous sommes du même sang, toi et moi, répondit Mowgli. Je te dois la vie, cette nuit.