Ma proie sera ta proie, si jamais tu as faim, ô Kaa !

— Tous mes remerciements. Petit Frère, dit Kaa, dont l'œil narquois brillait. Et que peut tuer un si hardi chasseur ? Je demande à suivre, la prochaine fois qu'il se met en campagne.

— Je ne tue rien…, je suis trop petit…, mais je rabats les chèvres au-devant de ceux qui en ont l'emploi. Quand tu te sentiras vide, viens à moi et tu verras si je dis vrai. J'ai quelque adresse, grâce à ceci — il montra ses mains — et si jamais tu tombes dans un piège, je peux payer la dette que je te dois, ainsi que ma dette envers Bagheera et Baloo, ici présents. Bonne chasse à vous tous, mes maîtres.

— Bien dit ! grommela Baloo.

Car Mowgli avait joliment tourné ses remerciements.

Le Python laissa tomber légèrement sa tête, pour une minute, sur l'épaule de Mowgli.

— Cœur brave et langue courtoise, dit-il, te conduiront loin dans la Jungle, petit… Mais maintenant, va-t'en vite avec tes amis. Va-t'en dormir, car la lune se couche, et il vaut mieux que tu ne voies pas ce qui va suivre.

La lune s'enfonçait derrière les collines, et les rangs de singes tremblants, pressés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, paraissaient comme des franges grelottantes et déchiquetées. Baloo descendit au réservoir pour y boire et Bagheera commença de mettre ordre dans sa fourrure tandis que Kaa rampait vers le centre de la terrasse et fermait ses mâchoires d'un claquement sonore qui rivait sur lui les yeux de tous les singes.

— La lune se couche, dit-il. Y a-t-il encore assez de lumière pour voir ?

Des murs vint un gémissement comme celui du vent à la pointe des arbres :

— Nous voyons, ô Kaa !

— Bien. Et maintenant, voici la danse… la Danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !

Il se lova deux ou trois fois en un grand cercle, agitant sa tête de droite et de gauche d'un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante oscillation du corps, mais on continuait d'entendre le bruissement des écailles.

Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grondements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait, tout surpris.

— Bandar-log, dit enfin la voix de Kaa, pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !

— Sans ton ordre, nous ne pouvons bouger pieds ni mains, ô Kaa !

— Bien ! Approchez d'un pas plus près de moi.

Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.

— Plus près ! siffla Kaa.

Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.

Mowgli posa ses mains sur Baloo et sur Bagheera pour les entraîner au loin, et les deux grosses bêtes tressaillirent, comme si on les eût tirées d'un rêve.

— Laisse ta main sur mon épaule, murmura Bagheera. Laisse-la, ou je vais être obligée de retourner… de retourner vers Kaa. Aah !

— Mais ce n'est rien que le vieux Kaa en train de faire des ronds dans la poussière, allons-nous-en, dit Mowgli, allons-nous-en !

Et tous trois se glissèrent à travers une brèche des murs pour gagner la Jungle.

— Whoof ! dit Baloo, quand il se retrouva dans la calme atmosphère des arbres. Jamais plus je ne fais alliance avec Kaa.

Et il se secoua du haut en bas.

— Il en sait plus que nous, dit Bagheera, en frissonnant. Un peu plus, si je n'avais suivi, je marchais dans sa gueule.

— Plus d'un en prendra la route avant que la lune se lève de nouveau, dit Baloo. Il fera bonne chasse… à sa manière.

— Mais qu'est-ce que tout cela signifiait ? demanda Mowgli, qui ne savait rien de la puissance de fascination du Python. Je n'ai rien vu de plus qu'un gros serpent en train de faire des ronds ridicules, jusqu'à ce qu'il fit noir. Et son nez était tout abîmé. Oh ! oh !

— Mowgli, dit Bagheera avec irritation, son nez était abîmé à cause de toi, comme c'est à cause de toi que sont déchirés mes oreilles, mes flancs et mes pattes, ainsi que le mufle et les épaules de Baloo. Ni Baloo ni Bagheera ne seront en humeur de chasser avec plaisir pendant de longs jours.

— Ce n'est rien, dit Baloo, nous sommes rentrés en possession du Petit d'Homme.

— C'est vrai, mais il nous coûte cher ; il nous a coûté du temps qu'on aurait pu passer en chasses utiles, des blessures, du poil (je suis à moitié pelée tout le long du dos), et enfin de l'honneur. Je dis de l'honneur, car, rappelle-toi, Mowgli, que moi, la Panthère Noire, j'ai dû appeler à l'aide Kaa, et que tu nous as vus, Baloo et moi, demeurer stupides comme des oisillons devant la Danse de la Faim. Tout ceci, Petit d'Homme, vient de tes jeux avec les Bandar-log.

— C'est vrai, c'est vrai, dit Mowgli avec chagrin. Je suis un vilain petit d'homme, et je me sens le cœur très gros.

— Hum ! Que dit la Loi de la Jungle, Baloo ?

Baloo ne voulait pas accabler Mowgli, mais il ne pouvait prendre de licences avec la Loi ; aussi mâchonna-t-il :

— Chagrin n'est pas punition. Mais souviens-t'en, Bagheera… il est tout petit !

— Je m'en souviendrai ; mais il a mal fait, et les coups méritent maintenant des coups. Mowgli, as-tu quelque chose à dire ?

— Rien. J'ai eu tort. Baloo et toi, vous êtes blessés. C'est juste.

Bagheera lui donna une demi-douzaine de tapes, amicales pour une panthère (elles auraient à peine réveillé un de ses propres petits), mais qui furent pour un enfant de sept ans une correction aussi sévère qu'on en pourrait souhaiter d'éviter.