Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l'Institut, aux sociétés savantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoires étaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant il se faisait quelque argent, il vivait. C'était miraculeux. Marcelle trouvait cela simple, et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de cent sous qui lui tombaient sous la main.
Pour jeune fille qu'elle était alors, ma mère ne comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisait trembler. Mais elle aimait Marcelle.
« Si tu savais, m'a dit cent fois ma mère, si tu savais comme elle était charmante alors !
– Ah ! chère maman, je l'imagine bien. » Il y eut pourtant une brouille entre elles, et la cause en fut un sentiment délicat qu'il ne faudrait point laisser dans l'ombre où l'on cache les fautes de ceux qui nous sont chers, mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait le faire. Je ne le dois pas, dis-je, et ne le puis non plus, n'ayant sur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère était alors fiancée à un jeune médecin qui l'épousa peu après et devint mon père. Marcelle était charmante ; on vous l'a dit assez. Elle inspirait et respirait l'amour. Mon père était jeune. Ils se voyaient, se parlaient.
Que sais-je encore ?… Ma mère se maria et ne revit plus Marcelle.
Mais, après deux ans d'exil, la belle aux yeux d'or eut son pardon. Elle l'eut si bien qu'on la pria d'être ma marraine.
Dans l'intervalle, elle s'était mariée. Cela, je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adorait son mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l'âge de sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonne véhémentement d'avoir fait la traite des noirs.
Comme il possédait des biens à Rio de Janeiro, il y emmena ma marraine.
Ma mère m'a dit souvent :
« Tu ne peux te figurer ce qu'était le mari de Marcelle :
un magot, un singe, un singe habillé de jaune des pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savait seulement un peu de toutes, et s'exprimait par des cris, des gestes et des roulements d'yeux. Pour être juste, il avait des yeux superbes.
Et ne crois pas, mon enfant, qu'il fût des îles, ajoutait ma mère ; il était Français, natif de Brest, et se nommait Dupont. » Il faut vous apprendre, en passant, que ma mère disait " les îles " pour tout ce qui n'est pas l'Europe ; et cela désespérait mon père, auteur de divers travaux d'ethnographie comparée.
« Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelle était folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujours l'air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendant trois ou quatre ans ; je dis heureuse parce qu'il faut tenir compte des goûts. Mais, pendant le voyage qu'elle fit en France…, tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.
– Oh ! maman, je me rappelle parfaitement.
– Eh bien, pendant ce voyage, son moricaud prit là-bas, dans les îles, d'horribles habitudes : il s'enivrait dans les cabarets de matelots avec des créatures. Il reçut un coup de couteau. Au premier avis qu'elle en eut, Marcelle s'embarqua. Elle soigna son mari avec cette ardeur superbe qu'elle mettait à tout. Mais il eut un vomissement de sang et mourut.
– Marcelle n'est-elle pas revenue en France ? Maman, pourquoi n'ai-je pas revu ma marraine ? » À cette question, ma mère répondit avec embarras.
« Étant veuve, elle connut à Rio de Janeiro des officiers de marine qui lui firent grand tort. Il ne faut pas penser du mal de Marcelle, mon enfant. C'est une femme à part, qui n'agissait pas comme les autres. Mais il devenait difficile de la recevoir.
– Maman, je ne pense pas du mal de Marcelle ; dites-moi seulement ce qu'elle est devenue.
– Mon fils, un lieutenant de vaisseau l'aima, ce qui était bien naturel, et la compromit, parce qu'une si belle conquête flattait son amour-propre. Je ne te le nommerai pas ; il est aujourd'hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois avec lui.
– Quoi ! c'est V…, ce gros homme rougeaud ? Eh bien, maman, il raconte de jolies histoires de femmes, après dîner, cet amiral-là.
– Marcelle l'aima à la folie. Elle le suivait partout.
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