Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et me promit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes ses voiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine comme un loup de mer. Elle n'oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, ni perroquet, ni cacatois. Elle n'en finissait point avec ces mots étranges et elle mettait comme de l'amitié à les dire. Ils lui rappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur les eaux.

Je ne l'ai pas reçu, ce bateau. Mais je n'ai jamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour en jouir, et le bateau de la fée m'a occupé bien des heures. Je le voyais. Je le vois encore. Ce n'est plus un jouet. C'est un fantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j'aperçois à son bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands et vides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J'avais dès lors une idée juste de son caractère. Je sentais qu'elle était née pour plaire et pour aimer, que c'était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas, hélas ! J'ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle) n'a jamais fait que cela.

C'est bien des années plus tard que j'appris quelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s'étaient connues au couvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était trop sage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle, qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sorte de folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle les sentiments les plus extravagants était la fille d'un négociant, une grosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittait pas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de son amie, l'accablait de serments, lui faisait toutes les heures des scènes de jalousie, et lui écrivait à l'étude des lettres de vingt pages, tant qu'enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu'il y en avait assez et qu'elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et si triste, qu'elle fit pitié à ma mère. C'est alors que commença leur liaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Elles promirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme du monde, charmant, avec bien de l'esprit et pas le sens commun. Il quitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation.

On s'en étonnait. Il fallait s'étonner qu'il fût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et son économie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, il vit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupes et de leur en-tout-cas. Il s'aperçut pour la première fois qu'elles n'avaient point de voiture, et cette découverte le chagrina beaucoup. Sur-le-champ il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux de sa femme, emprunta de l'argent à divers amis et courut à Bade. Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu à l'effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huit jours, il rentra chez lui sans un sou, et croyant plus que jamais à sa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie, où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendre le fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans des inventions de machines, et sa femme mourut sans qu'il y prît garde.