Au bout de trois heures, ma vie se mêlait à sa vie ! Enfin nous étions liés par ce terrible baiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Je fus d’une lâcheté glorieuse : je m’étudiais à plaire au comte, qui se prêtait à toutes mes courtisaneries ; j’aurais caressé le chien, j’aurais fait la cour aux moindres désirs des enfants ; je leur aurais apporté des cerceaux, des billes d’agate ; je leur aurais servi de cheval ; je leur en voulais de ne pas s’emparer déjà de moi comme d’une chose à eux. L’amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyais confusément que la violence, la maussaderie, l’hostilité ruineraient mes espérances. Le dîner se passa tout en joies intérieures pour moi. En me voyant chez elle, je ne pouvais songer ni à sa froideur réelle, ni à l’indifférence que couvrit la politesse du comte. L’amour a, comme la vie, une puberté pendant laquelle il se suffit à lui-même. Je fis quelques réponses gauches en harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais que personne ne pouvait deviner, pas même elle, qui ne savait rien de l’amour. Le reste du temps fut comme un rêve. Ce beau rêve cessa quand, au clair de la lune et par un soir chaud et parfumé, je traversai l’Indre au milieu des blanches fantaisies qui décoraient les prés, les rives, les collines ; en entendant le chant clair, la note unique, pleine de mélancolie que jette incessamment par temps égaux une rainette dont j’ignore le nom scientifique, mais que depuis ce jour solennel je n’écoute pas sans des délices infinies. Je reconnus un peu tard là, comme ailleurs, cette insensibilité de marbre contre laquelle s’étaient jusqu’alors émoussés mes sentiments ; je me demandai s’il en serait toujours ainsi ; je crus être sous une fatale influence ; les sinistres événements du passé se débattirent avec les plaisirs purement personnels que j’avais goûtés. Avant de regagner Frapesle, je regardai Clochegourde et vis au bas une barque, nommée en Touraine une toue, attachée à un frêne, et que l’eau balançait. Cette toue appartenait à monsieur de Mortsauf qui s’en servait pour pêcher.

— Eh ! bien, me dit monsieur de Chessel quand nous fûmes sans danger d’être écoutés, je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez retrouvé vos belles épaules ; il faut vous féliciter de l’accueil que vous a fait monsieur de Mortsauf ! Diantre, vous êtes du premier coup au cœur de la place.

Cette phrase, suivie de celle dont je vous ai parlé, ranima mon cœur abattu. Je n’avais pas dit un mot depuis Clochegourde, et monsieur de Chessel attribuait mon silence à mon bonheur.

— Comment ! répondis-je avec un ton d’ironie qui pouvait aussi bien paraître dicté par la passion contenue.

— Il n’a jamais si bien reçu qui que ce soit.

— Je vous avoue que je suis moi-même étonné de cette réception, lui dis-je en sentant l’amertume intérieure que me dévoilait ce dernier mot.

Quoique je fusse trop inexpert des choses mondaines pour comprendre la cause du sentiment qu’éprouvait monsieur de Chessel, je fus néanmoins frappé de l’expression par laquelle il le trahissait. Mon hôte avait l’infirmité de s’appeler Durand, et se donnait le ridicule de renier le nom de son père, illustre fabricant, qui pendant la Révolution avait fait une immense fortune. Sa femme était l’unique héritière des Chessel, vieille famille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de la plupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée, monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriver aux destinées qu’il rêvait. Il s’appela d’abord Durand de Chessel, puis D. de Chessel ; il était alors monsieur de Chessel. Sous la Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertu de lettres octroyées par Louis XVIII. Ses enfants recueilleront les fruits de son courage sans en connaître la grandeur. Un mot de certain prince caustique a souvent pesé sur sa tête. — Monsieur de Chessel se montre généralement peu en Durant, dit-il. Cette phrase a long-temps régalé la Touraine. Les parvenus sont comme les singes desquels ils ont l’adresse : on les voit en hauteur, on admire leur agilité pendant l’escalade ; mais, arrivés à la cime, on n’aperçoit plus que leurs côtés honteux. L’envers de mon hôte s’est composé de petitesses grossies par l’envie. La pairie et lui sont jusqu’à présent deux tangentes impossibles. Avoir une prétention et la justifier est l’impertinence de la force ; mais être au-dessous de ses prétentions avouées constitue un ridicule constant dont se repaissent les petits esprits. Or, monsieur de Chessel n’a pas eu la marche rectiligne de l’homme fort : deux fois député, deux fois repoussé aux élections ; hier directeur-général, aujourd’hui rien, pas même préfet, ses succès ou ses défaites ont gâté son caractère et lui ont donné l’âpreté de l’ambitieux invalide. Quoique galant homme, homme spirituel, et capable de grandes choses, peut-être l’envie qui passionne l’existence en Touraine, où les naturels du pays emploient leur esprit à tout jalouser, lui fut-elle funeste dans les hautes sphères sociales où réussissent peu ces figures crispées par le succès d’autrui, ces lèvres boudeuses, rebelles au compliment et faciles à l’épigramme. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenu davantage ; mais malheureusement il avait assez de supériorité pour vouloir marcher toujours debout.