En ce moment monsieur de Chessel était au crépuscule de son ambition, le royalisme lui souriait. Peut-être affectait-il les grandes manières, mais il fut parfait pour moi. D’ailleurs il me plut par une raison bien simple, je trouvais chez lui le repos pour la première fois. L’intérêt, faible peut-être, qu’il me témoignait, me parut, à moi malheureux enfant rebuté, une image de l’amour paternel. Les soins de l’hospitalité contrastaient tant avec l’indifférence qui m’avait jusqu’alors accablé, que j’exprimais une reconnaissance enfantine de vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres de Frapesle sont-ils si bien mêlés à l’aurore de mon bonheur que ma pensée les confond dans les souvenirs où j’aime à revivre. Plus tard, et précisément dans l’affaire des lettres-patentes, j’eus le plaisir de rendre quelques services à mon hôte. Monsieur de Chessel jouissait de sa fortune avec un faste dont s’offensaient quelques-uns de ses voisins ; il pouvait renouveler ses beaux chevaux et ses élégantes voitures ; sa femme était recherchée dans sa toilette ; il recevait grandement ; son domestique était plus nombreux que ne le veulent les habitudes du pays, il tranchait du prince. La terre de Frapesle est immense. En présence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte de Mortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient le milieu entre la patache et la chaise de poste, obligé par la médiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut donc Tourangeau jusqu’au jour où les faveurs royales rendirent à sa famille un éclat peut être inespéré. Son accueil au cadet d’une famille ruinée dont l’écusson date des croisades lui servait à humilier la haute fortune, à rapetisser les bois, les guérets et les prairies de son voisin, qui n’était pas gentilhomme. Monsieur de Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujours vus poliment, mais sans aucun de ces rapports journaliers, sans cette agréable intimité qui aurait dû s’établir entre Clochegourde et Frapesle, deux domaines séparés par l’Indre, et d’où chacune des châtelaines pouvait, de sa fenêtre faire un signe à l’autre.
La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivait le comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupart des enfants de grande famille, une incomplète et superficielle instruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, les usages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne ou des places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisément à l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Il fut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie en France ; dans cette persuasion, son exil avait été la plus déplorable des oisivetés. Quand se dispersa l’armée de Condé, où son courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit à bientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas comme quelques émigrés à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussi n’eut-il pas la force d’abdiquer son nom, pour gagner son pain dans les sueurs d’un travail méprisé. Ses espérances toujours appointées au lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina son courage. De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé, découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Si pour beaucoup d’hommes la misère est un tonique, il en est d’autres pour qui elle est un dissolvant et le comte fut de ceux-ci. En pensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant par les chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avec les bergers du prince Esterhazy, auxquels le voyageur demandait le pain que le gentilhomme n’aurait pas accepté du maître, et qu’il refusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n’ai jamais senti dans mon cœur de fiel pour l’émigré même quand je le vis ridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur de Mortsauf m’avaient dit d’épouvantables douleurs, et je sympathise trop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte ; il devint morose, tomba malade et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospice allemand. Sa maladie était une inflammation du mésentère, cas souvent mortel, mais dont la guérison entraîne des changements d’humeur, et cause presque toujours l’hypocondrie. Ses amours, ensevelis dans le plus profond de son âme et que moi seul ai découverts, furent des amours de bas étage, qui n’attaquèrent pas seulement sa vie, ils en ruinèrent encore l’avenir. Après douze ans de misères, il tourna les yeux vers la France où le décret de Napoléon lui permit de rentrer. Quand en passant le Rhin le piéton souffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée, il défaillit.
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