Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terrible mademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de ma mère en prétendant que j’avais la maison en horreur ; que si elle n’eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfui déjà ; je n’étais pas imbécile, mais sournois ; parmi tous les enfants commis à ses soins, elle n’en avait jamais rencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que les miennes. Elle feignit de me chercher et m’appela, je répondis ; elle vint au figuier où elle savait que j’étais. — Que faisiez-vous donc là ? me dit-elle. — Je regardais une étoile. — Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nous écoutait du haut de son balcon, connaît-on l’astronomie à votre âge ? — Ah ! madame, s’écria mademoiselle Caroline, il a lâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut une rumeur générale. Mes sœurs s’étaient amusées à tourner ce robinet pour voir couler l’eau ; mais, surprises par l’écartement d’une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaient perdu la tête et s’étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet. Atteint et convaincu d’avoir imaginé cette espièglerie, accusé de mensonge quand j’affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni. Mais châtiment horrible ! je fus persiflé sur mon amour pour les étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir. Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez les enfants que chez les hommes ; les enfants ont sur eux l’avantage de ne penser qu’à la chose défendue, qui leur offre alors des attraits irrésistibles. J’eus donc souvent le fouet pour mon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais mes chagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfant bégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premières paroles. A l’âge de douze ans, au collège, je la contemplais encore en éprouvant d’indicibles délices, tant les impressions reçues au matin de la vie laissent de profondes traces au cœur.
De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu’il est bel homme, il était le privilégié de mon père, l’amour de ma mère, l’espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bien fait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, à cinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville, conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de mon père. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mes camarades apportaient d’abondantes provisions. Ce contraste entre mon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Les célèbres rillettes et rillons de Tours formaient l’élément principal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entre le déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l’heure coïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques ; si j’en entendis parler avant d’être mis en pension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain ; mais elle n’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualité de femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dans les regards aussi bien que vous y lisez l’amour : je devins alors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presque tous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenter leurs excellentes rillettes en me demandant si je savais comment elles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n’en avais pas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus de porc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffes cuites ; ils douanaient mon panier, n’y trouvaient que des fromages d’Olivet, ou des fruits secs, et m’assassinaient d’un : — Tu n’as donc pas de quoi ? qui m’apprit à mesurer la différence mise entre mon frère et moi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse. La première fois que, dupe d’un sentiment généreux, j’avançai la main pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerte d’un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux rires des camarades prévenus de ce dénoûment. Si les esprits les plus distingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudre l’enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé ? A ce jeu, combien d’enfants seraient devenus gourmands, quêteurs, lâches ! Pour éviter les persécutions, je me battis. Le courage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet de haine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir en sortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein de cailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, apprit cet événement à ma mère, elle s’écria : — Ce maudit enfant ne nous donnera que des chagrins ! J’entrai dans une horrible défiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j’inspirais en famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Une seconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés en mon âme.
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