Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, ma fierté s’appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi se continua l’impossibilité d’épancher les sentiments dont mon pauvre cœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, le maître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de ma mauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fit exporter à Pont-le-Voy, collége dirigé par des Oratoriens qui recevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classe des Pas latins, où restaient aussi les écoliers de qui l’intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huit ans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici comment et pourquoi. Je n’avais que trois francs par mois pour mes menus plaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles, encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvant acheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des choses nécessaires aux amusements du collège, j’étais banni des jeux ; pour y être admis, j’aurais dû flagorner les riches ou flatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, que se permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur. Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, je lisais là les livres que nous distribuait mensuellement le bibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond de cette solitude monstrueuse, quelles angoisses engendrait mon abandon ? Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à la première distribution de prix où j’obtins les deux plus estimés, le prix de thème et celui de version ? En venant les recevoir sur le théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n’eus ni mon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre était rempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser le distributeur, suivant l’usage, je me précipitai dans son sein et j’y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans le poêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employée par les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsi mes camarades décampaient tous joyeusement le matin ; tandis que moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, je restais dans les cours avec les Outre-mer, nom donné aux écoliers dont les familles se trouvaient aux îles ou à l’étranger. Le soir, durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faits avec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s’agrandissant en raison de la circonférence des sphères sociales où j’entrerai. Combien d’efforts n’ai-je pas tentés pour infirmer l’arrêt qui me condamnait à ne vivre qu’en moi ! Combien d’espérances long-temps conçues avec mille élancements d’âme et détruites en un jour ! Pour décider mes parents à venir au collège, je leur écrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-être emphatiquement exprimés mais ces lettres auraient-elles dû m’attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironie sur mon style ? Sans me décourager, je promettais de remplir les conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée, j’implorais l’assistance de mes sœurs à qui j’écrivais aux jours de leur fête et de leur naissance, avec l’exactitude des pauvres enfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approches de la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlais de triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, je les attendais en m’exaltant le cœur, je les annonçais à mes camarades ; et quand, à l’arrivée des familles, le pas du vieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans les cours, j’éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais ce vieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m’accusai d’avoir maudit l’existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissait la palme promise par le Beati qui lugent ! du Sauveur. Lors de ma première communion, je me jetai donc dans les mystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idées religieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits. Animé d’une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveur les miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. A cinq ans je m’envolais dans une étoile, à douze ans j’allais frapper aux portes du Sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songes inénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent ma tendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J’ai souvent attribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner mon âme à de divines destinées, elles ont doué mes yeux de la faculté de voir l’esprit intime des choses ; elles ont préparé mon cœur aux magies qui font le poète malheureux, quand il a le fatal pouvoir de comparer ce qu’il sent à ce qui est, les grandes choses voulues au peu qu’il obtient ; elles ont écrit dans ma tête un livre où j’ai pu lire ce que je devais exprimer, elles ont mis sur mes lèvres le charbon de l’improvisateur.

Mon père conçu quelques doutes sur la portée de l’enseignement oratorien, et vint m’enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Paris dans une Institution située au Marais. J’avais quinze ans. Examen fait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-le-Voy fut jugé digne d’être en troisième. Les douleurs que j’avais éprouvées en famille, à l’école, au collége, je les retrouvai sous une nouvelle forme pendant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m’avait point donné d’argent.