Mais il eût été trop périlleux de le
faire directement ; aussi nous passâmes par un tel labyrinthe
de rivières, de lacs et de portages, que la tête m’en tourne à me
les rappeler. En temps ordinaire, ces chemins étaient absolument
déserts, mais le pays était alors en effervescence, les tribus sur
le sentier de la guerre, les bois remplis d’éclaireurs indiens. À
diverses reprises nous tombâmes sur l’une ou l’autre de ces troupes
quand nous nous y attendions le moins ; et, un jour en
particulier, je n’oublierai jamais comment, au lever de l’aube,
nous fûmes soudain entourés par cinq ou six de ces diables
peinturlurés, poussant une manière de cri rauque, et brandissant
leurs hachettes. Cette rencontre fut inoffensive, d’ailleurs, comme
les autres ; car Chew était bien connu et très apprécié des
différentes tribus. C’était, en effet, un très honnête et
respectable jeune homme ; mais on peut croire que, même avec
l’avantage de sa société, ces rencontres n’allaient pas sans un
réel danger. En vue de prouver notre amitié, nous devions de notre
part puiser à notre stock de rhum, – et d’ailleurs, au fond, sous
toute espèce de déguisement, c’est toujours la véritable affaire du
trafiquant indien, de tenir un cabaret ambulant dans la forêt : et
quand une fois les braves ont reçu leur bouteille de
scaura (comme ils appellent cet abominable liquide) il
convenait de nous mettre en route et de pagayer pour sauver nos
scalps. Sitôt qu’ils avaient un peu bu, adieu toute
convenance ; il ne leur restait plus qu’une idée : avoir
encore du scaura. S’il leur avait aussi bien pris la
fantaisie de nous donner la chasse, et que nous eussions été
rattrapés, je n’aurais jamais écrit ces mémoires.
Nous étions arrivés à la partie la plus critique de notre
trajet, où nous pouvions également nous attendre à tomber aux mains
des Français ou des Anglais, lorsqu’il nous arriva un grand
malheur. Chew fut pris d’un mal subit offrant tous les symptômes
d’un empoisonnement et, au bout de quelques heures, il expirait au
fond du canot. Nous venions de perdre à la fois notre guide, notre
interprète, notre batelier et notre passeport, car il était tout
cela réuni ; et nous nous trouvâmes réduits tout d’un coup et
sans remède à la plus sombre détresse. Chew, qui s’enorgueillissait
de son savoir, nous avait fait souvent des conférences
géographiques ; et Ballantrae avait dû les écouter. Mais, pour
ma part, ce genre d’enseignement m’a toujours causé un ennui
souverain ; et, en dehors du fait que nous étions alors dans
le pays des Indiens Adirondacks, et pas très loin de notre
destination, si toutefois nous en avions trouvé le chemin, je ne
savais rien d’autre. La sagesse de ma méthode apparut bientôt car,
en dépit de toutes ses peines, Ballantrae n’était pas plus avancé
que moi. Il savait bien que nous devions remonter un cours d’eau,
puis, par voie de portage, en redescendre un autre ; et puis
remonter un troisième. Mais il faut se rendre compte que dans un
pays de montagnes, une foule de cours d’eau ruissellent de toutes
parts. Et comment un gentilhomme, un parfait étranger dans cette
partie du monde, ira-t-il les distinguer l’un de l’autre ? Et
ce n’était pas là notre unique souci. Nous étions très novices dans
la manœuvre du canot : les portages dépassaient presque nos forces,
à ce point que je nous ai vus rester accablés de désespoir pendant
toute une demi-heure, sans dire un mot ; et l’apparition d’un
unique Indien, depuis que nous n’avions plus le moyen de converser
avec eux, aurait amené fort probablement notre perte. Il n’est donc
pas trop étonnant que Ballantrae fût d’une humeur plutôt
sombre ; son habitude, de rejeter la faute sur des gens tout
aussi capables que lui, s’accrut de façon intolérable, et son
langage devint parfois inadmissible. Auparavant déjà, il avait
contracté à bord d’un bateau pirate une manière de vous parler des
plus inusitées entre gentlemen ; et, à cette époque, lorsqu’il
était un peu fébrile, cette façon s’accentuait chez lui à
l’excès.
Le troisième jour de ces tribulations, tandis que nous
remontions un portage au milieu des rochers, avec le canot sur nos
épaules, celui-ci tomba, et fut entièrement défoncé. Le portage
menait d’un lac à l’autre, tous deux fort étendus ; la piste,
à peine visible, aboutissait à l’eau, des deux extrémités et, à
droite comme à gauche, la forêt vierge l’entourait. De plus, les
bords des lacs étaient vaseux et absolument impraticables : ainsi,
nous étions condamnés non seulement à nous passer d’embarcation et
de la plus grande partie de nos provisions, mais à plonger dans les
fourrés impénétrables, et abandonner le dernier fil conducteur qui
nous restât, – le cours de la rivière. Nous mîmes chacun nos
pistolets à nos ceintures, une hache sur l’épaule, nous fîmes un
ballot de nos richesses et d’autant de vivres que nous en pouvions
porter ; et, abandonnant le reste de notre avoir, jusqu’à nos
épées, qui nous auraient beaucoup gênés parmi les bois, nous
entreprîmes cette déplorable aventure. Les travaux d’Hercule, si
bien décrits par Homère, étaient une bagatelle, comparés à ceux que
nous subissions. Certains endroits de la forêt étaient un parfait
massif jusqu’au niveau du sol, et nous devions nous y frayer un
chemin comme des vers dans un fromage. Ailleurs, le terrain était
profondément marécageux, et les arbres tout à fait pourris. J’ai
sauté sur un grand fût renversé par terre, et m’y suis enfoncé
jusqu’aux cuisses, comme dans de l’amadou. Une autre fois, en
tombant, je voulus m’appuyer contre ce qui avait l’air d’un tronc
solide, lequel sous mon toucher céda comme une feuille de papier.
Trébuchant, tombant, nous enlisant jusqu’aux genoux, taillant notre
chemin à la hache, à demi éborgnés par les épines et les branches,
les vêtements en lambeaux, nous peinâmes tout le jour, et je doute
que nous ayons fait deux milles. Le pis, c’est que nous pouvions
rarement jeter un coup d’œil sur les alentours, et que nous étions
perpétuellement détournés de notre chemin par des obstacles, – d’où
il nous était impossible d’avoir le moindre indice sur la direction
suivie.
Un peu avant le coucher du soleil, dans une clairière au bord
d’un cours d’eau et environnée de montagnes farouches, Ballantrae
jeta son chargement par terre.
– Je ne vais pas plus loin, dit-il.
Puis, il m’ordonna d’allumer du feu, maudissant ma race, en
termes peu propres à un homme bien élevé.
Je le priai d’oublier qu’il eût jamais été un pirate, et de se
souvenir qu’il avait été un gentilhomme.
– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Ne me contrariez pas
aujourd’hui !
Puis, montrant le poing aux montagnes :
– Quand je songe, s’écria-t-il, que je vais laisser mes os dans
ce misérable désert ! Plût à Dieu que je sois mort sur
l’échafaud en bon gentilhomme !
Il déclama cette phrase comme un acteur, et puis il s’assit,
mordant ses poings, les yeux fixés sur le sol, l’air aussi peu
chrétien que possible.
Il m’inspira une véritable horreur, car je pensais qu’un soldat
et un gentilhomme aurait dû envisager sa fin avec plus de
philosophie. Je ne lui répliquai pas, néanmoins ; et comme la
nuit tombait, glacée, je fus bien aise d’allumer du feu pour mon
propre compte.
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