Impossible, ni par nos prières, ni par nos offres d’argent, de plus en plus fortes, d’ébranler sa résolution.

– Je vois que vous n’avez pas confiance en nous, dit Ballantrae, mais je vais vous prouver la nôtre en vous disant la vérité. Nous sommes des Jacobites fugitifs, et nos têtes sont mises à prix.

Ce discours toucha visiblement l’Albanien. Il nous posa sur la guerre en Écosse maintes questions, auxquelles Ballantrae répondit fort patiemment. Puis, avec un clin d’œil, et d’un ton vulgaire, l’homme conclut :

– Il me semble que vous et votre prince Charles en avez pris plus que vous ne désiriez.

– Parbleu, c’est bien ça, dis-je. Et, mon cher ami, je souhaite que vous en donniez une nouvelle preuve, en nous prenant à votre bord.

Je dis cette phrase à la façon irlandaise, que l’on s’accorde à trouver assez plaisante. C’est un fait remarquable et qui témoigne de la faveur avec laquelle on regarde notre peuple, que cette façon ne manque guère son effet sur les honnêtes gens. Je ne saurais dire combien de fois j’ai vu un simple soldat esquiver une punition, ou un mendiant attraper une bonne aumône, grâce à son accent. Et, en fait, aussitôt que l’Albanien eut ri de moi, je fus tout à fait tranquille. Même alors, il est vrai, il posa beaucoup de conditions et, – entre autres, – nous enleva nos armes, avant de nous admettre à son bord. Ce fut le signal de l’appareillage et, un instant plus tard, nous filions sur la baie avec une bonne brise, bénissant Dieu de notre délivrance. Presque à l’entrée de l’estuaire, nous dépassâmes le croiseur et, un peu plus loin, la pauvre Sarah avec son équipage de prise ; et la vue de ces deux navires était bien propre à nous faire trembler. Sur le bermudan, toutefois, nous étions saufs et la réussite de notre coup d’audace nous parut plus heureuse, de nous rappeler ainsi le sort de nos compagnons. Malgré cela, nous n’avions guère que changé de piège, sauté de la poêle à frire dans le feu, couru de la vergue au billot, et fui l’hostilité ouverte du vaisseau de guerre, pour nous en remettre à la bonne foi douteuse de notre marchand albanien.

Plusieurs circonstances nous démontrèrent bientôt que nous étions plus en sûreté qu’on ne pouvait l’espérer. Les gens d’Albany, à cette époque, s’occupaient beaucoup de la contrebande, à travers le désert, avec les Indiens et les Français. Ces trafics illégaux relâchaient leur loyauté et, les mettant en relations avec le peuple le plus policé de la terre, divisaient leurs sympathies. Bref ils étaient comme tous les contrebandiers du monde, espions et agents tout prêts pour l’un et l’autre parti. Notre Albanien, en outre, était un homme vraiment honnête et très avide ; et pour mettre le comble à notre chance, il prit beaucoup de goût à notre société. Avant d’avoir atteint la ville de New York, nous avions fait une convention ferme, qu’il nous emmènerait sur son navire jusqu’à Albany, et de là nous mettrait sur le chemin pour gagner les frontières et les établissements français. Pour tout cela, nous eûmes à payer un bon prix ; mais ce ne sont pas les mendiants qui choisissent, ni les hors-la-loi qui dictent les marchés.

Nous remontâmes donc la rivière d’Hudson, un très beau fleuve, à mon avis, et descendîmes aux « Armes royales » en Albany. La ville regorgeait des milices de la province qui ne respiraient que massacre contre les Français. Le gouverneur Clinton, un personnage très actif, y était aussi et, d’après ce que j’entendis, l’esprit factieux de son Assemblée le rendait presque fou. Les Indiens des deux partis étaient sur le sentier de la guerre ; nous en vîmes des troupes qui ramenaient des prisonniers et (ce qui était pire) des scalps, d’hommes et de femmes, dont ils recevaient un bon prix ; mais je vous assure que cette vue n’était guère encourageante. En somme, nous ne pouvions arriver en un temps moins propice à nos desseins ; notre situation dans l’auberge principale était terriblement remarquable ; notre Albanien nous lanternait de mille manières, et semblait sur le point d’éluder ses engagements ; rien que des dangers, semblait-il, environnaient les pauvres fugitifs ; et pendant quelques jours, nous noyâmes nos soucis dans un train de vie fort désordonnée.

Ceci même tourna à bien ; et l’on a trop omis de remarquer, à propos de notre évasion, la manière providentielle dont tous nos pas furent conduits jusqu’au bout. Quelle humiliation pour la dignité humaine ! Ma philosophie, le génie supérieur de Ballantrae, notre valeur, en laquelle nous étions, je crois, égaux, – tout cela n’eût servi de rien, si la bénédiction de Dieu n’eût secondé nos efforts. Et comme il est exact, selon ce que l’Église nous enseigne, que les Vérités de la Religion sont, après tout, applicables entièrement à nos affaires quotidiennes ! Du moins, ce fut au cours de nos orgies que nous fîmes la connaissance d’un jeune homme d’esprit distingué, nommé Chew. C’était l’un des plus audacieux trafiquants indiens, très familier avec les pistes du désert, nécessiteux, dissolu, et, par une dernière chance heureuse, un peu brouillé avec sa famille. Nous lui persuadâmes de venir à notre aide ; il apprêta en secret tout ce qui était nécessaire à notre fuite et, un beau jour, nous nous esquivâmes d’Albany, pour nous embarquer, un peu plus loin, sur un canot.

Pour raconter les fatigues et les périls de ce voyage, et leur rendre pleine justice, il faudrait une plume autrement habile que la mienne. Le lecteur doit imaginer l’effrayante solitude qu’il nous fallait parcourir : fourrés, fondrières, rochers, précipices, rivières impétueuses et cascades fantastiques. Au milieu de ces paysages barbares, nous peinions tout le jour, parfois pagayant ou bien portant notre canot sur nos épaules ; et la nuit, nous dormions auprès d’un feu, environnés des hurlements des loups et autres bêtes féroces. Notre plan était de remonter l’Hudson jusqu’à sa source, au voisinage de Crown Point, où les Français ont un fort dans les bois, sur le lac Champlain. Mais il eût été fort dans les bois, sur le lac Champlain.