J’ai souvent blâmé Mylady ; mais, au souvenir de cette nuit, je suis prêt à lui tout pardonner ; et, dès le matin, elle s’en alla trouver le vieux Lord à son fauteuil habituel.

– Si Henry veut toujours de moi, dit-elle, il peut m’avoir à présent.

À lui-même, elle parla différemment.

– Je ne vous apporte pas d’amour, Henry ; mais, Dieu le sait, toute la pitié du monde.

Le 1er juin 1748 eut lieu leur mariage. Ce fut en décembre de la même année que je vins frapper à la porte du château ; et depuis lors j’ai consigné l’histoire des événements à mesure qu’ils se déroulèrent sous mes yeux, comme un témoin en justice.

Chapitre 2 En l’absence du Maître

J’accomplis ma dernière étape, en cette froide fin de décembre, par une journée de gelée très sèche, et mon guide n’était autre que Patey Macmorland, le frère de Tam. Ce gamin de dix ans, à cheveux d’étoupe et à jambes nues, me débita plus de méchants contes que je n’en ouïs jamais ; car il avait bu parfois au verre de son frère. Je n’étais pas encore bien âgé moi-même ; ma fierté n’avait pas encore la haute main sur ma curiosité ; et, d’ailleurs, n’importe qui eût été séduit, par cette froide matinée, d’entendre tous les vieux racontars du pays et de se voir montrer au long du chemin tous les endroits où s’étaient passés des événements singuliers. Il me servit les contes des Claverhouse quand nous fûmes aux fondrières, et les contes du diable quand nous arrivâmes au haut de la côte. En longeant la façade de l’abbaye, ce fut le tour des vieux moines, et plus encore des contrebandiers, à qui les ruines servent de magasins, de qui, pour ce motif, débarquent à une portée de canon de Durrisdeer ; et tout le long de la route, les Duries et le pauvre Mr. Henry occupèrent le premier rang de la calomnie. J’étais donc grandement prévenu contre la famille que j’allais servir, et je fus à moitié surpris de voir s’élever, dans une jolie baie abritée, le château de Durrisdeer lui-même, construit à la mode française, ou peut-être italienne, car je ne suis guère compétent là-dessus ; et le lieu que j’aie jamais vu le plus embelli de jardins, de pelouses, de charmilles et de grands arbres. L’argent improductif absorbé dans tout cela eût rétabli entièrement la famille ; mais, en réalité, l’entretien seul du domaine coûtait une fortune.

Mr. Henry en personne m’accueillit dès la porte. C’était un grand jeune homme brun (comme tous les Duries), au visage franc et sans gaieté, très robuste de corps mais non de santé. Il me prit par la main sans la moindre morgue et me mit à l’aise par des propos simples et cordiaux. Il m’introduisit dans la salle, tout botté que je fusse, pour me présenter à Mylord. Il faisait encore jour ; et la première chose que je remarquai fut un losange de verre incolore au milieu des armoiries de la verrière, à la fenêtre. Je m’en souviens, je trouvai que cela déparait une salle autrement si belle, avec ses portraits de famille, le plafond de stuc à pendentifs, et la cheminée sculptée, où mon vieux Lord était assis dans un coin, à lire son Tite-Live. Il ressemblait à Mr. Henry, avec le même air franc et simple, quoique plus fin et agréable, et d’une conversation cent fois plus intéressante. Il me posa beaucoup de questions, sur l’Université d’Édimbourg où je venais de passer maître ès arts, et sur les différents professeurs, dont il paraissait bien connaître les noms et les qualités. Et ainsi, parlant de choses familières, je pris vite mon franc-parler dans ma nouvelle demeure.

Nous en étions là, quand Mme Henry entra dans la salle. Elle était dans un état de grossesse avancée, car elle attendait dans moins de six semaines la naissance de Miss Katharine et, à première vue, sa beauté me sembla médiocre ; de plus, elle me traita avec plus de condescendance que les autres ; aussi, sous tous rapports, je la plaçai au troisième rang dans mon estime.

Au bout de très peu de temps, j’avais cessé de croire un mot de toutes les histoires de Patey Macmorland, et j’étais devenu, ce que je suis toujours resté, un fidèle serviteur de la maison de Durrisdeer. Mr. Henry possédait la meilleure part de mon affection. C’est avec lui que je travaillais, et je trouvai en lui un maître exigeant, qui gardait toute sa bonté pour les heures où nous étions de loisir. Dans le bureau du régisseur, non seulement il me chargeait de besogne, mais il me surveillait avec sévérité. Un jour, cependant, il leva de son papier des yeux presque timides, et me dit :

– Mr. Mackellar, je crois devoir vous déclarer que je suis très satisfait de vous.

Ce fut son premier mot d’éloge ; et, de ce jour, son espèce de méfiance au sujet de mon travail se relâcha ; bientôt ce furent des Mr. Mackellar par-ci, Mr. Mackellar par-là, de toute la famille ; et pendant la plus longue durée de mon service à Durrisdeer, j’ai accompli toute chose à mon loisir et à ma fantaisie, et sans qu’on me chicanât d’un farthing. Alors même qu’il me tenait sévèrement, j’avais senti mon cœur se porter vers lui, en partie par pitié sans doute, car c’était un homme évidemment malheureux. Au beau milieu de nos comptes, il lui arrivait de tomber dans une profonde rêverie, les yeux fixés sans voir sur la page ou par la fenêtre, au-dehors ; et, à ces moments-là, l’air de son visage et les soupirs qu’il laissait échapper éveillaient en moi de vifs sentiments de curiosité et de commisération. Un jour, je me souviens, nous nous étions attardés à quelque affaire dans la chambre du régisseur. Cette pièce est au haut de la maison, et a vue sur la baie, et sur un petit promontoire boisé, au milieu des vastes grèves ; et là, se découpant en plein sur le soleil, qui s’enfonçait à l’horizon, nous aperçûmes les contrebandiers, un grand nombre d’hommes et de chevaux qui couraient sur le sable.