Mr. Henry venait de regarder fixement vers l’ouest, et je le croyais ébloui par le soleil, lorsque tout à coup le voilà qui fronce les sourcils, se passe la main sur le front, et se tourne vers moi en souriant :

– Vous ne devineriez pas à quoi je pensais, dit-il. Je pensais que je serais plus heureux si je partais à cheval pour courir des dangers de mort avec cette troupe de bandits.

Je lui répondis qu’en effet il m’avait paru jouir de peu de gaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier les autres et de croire que le changement nous serait profitable ; et je citai Horace, en jeune émoulu de collège.

– C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nous remettre à nos comptes.

Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse. D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombre pesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif (on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de son frère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonne parole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait le Maître ; et son rival dans le château, non seulement auprès de son père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes.

C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle. John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grand professeur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraiment fidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait aller aussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement son dédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante. Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussi résolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrer son visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître, – « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire tout pardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose en silence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre. Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quant à blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’y songeait même pas. Sa langue en eût été incapable.

Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne mal embouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujours considéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait que chacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le champion de son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bon marché de ses vertus, lorsqu’il les retrouvait chez un de ses maîtres. Macconochie eut vite fait de flairer mon inclination secrète, il me mit dans ses confidences, et déblatéra contre le Maître, des heures d’affilée, au point que mon travail en souffrait.

– Ils sont toqués, ici, s’écriait-il, et qu’ils soient damnés ! Le Maître… le diable les étouffe, de l’appeler ainsi ! c’est Mr. Henry qui doit être le maître, à cette heure ! Ils n’étaient pas tellement férus du Maître, quand ils l’avaient ici, je vous le garantis. Malheur sur son nom ! Jamais une bonne parole ne sortait de ses lèvres, pour moi ni pour personne ; rien que railleries, réprimandes et jurons profanes, – le diable soit de lui ! Personne n’a connu toute sa méchanceté : lui un gentilhomme !… Avez-vous jamais entendu parler, Mr. Mackellar, de Willy White le tisserand ? Non ? Eh bien, Willy était un homme singulièrement pieux ; un assommant individu, pas du tout dans mon genre, et je n’ai jamais pu le supporter ; seulement, il avait beaucoup de savoir-faire dans sa partie, et il sut tenir tête au Maître et le gourmander à plusieurs reprises. C’était un haut fait, pour le Maître de Ballantrae, d’entretenir une bisbille avec un tisserand, n’est-ce pas ?

Et Macconochie ricanait. En fait, il ne prononçait jamais le nom tout entier sans une espèce de râle haineux.

– Eh bien, il le fit. Jolie occupation ! d’aller beugler à la porte de cet homme, lui crier : Boû ! dans le dos, mettre de la poudre dans son feu, et des pétards sur sa fenêtre ; tant que notre homme se figurait que c’était le vieux Cornu[13] qui venait le chercher. Eh bien, pour abréger, Willy s’affecta. En fin de compte, on ne pouvait plus le faire lever de ses genoux, il ne cessait de prier avec de grands éclats, jusqu’à ce qu’il en mourût. Ce fut un meurtre véritable, de l’avis de chacun. Demandez à John-Paul : – il était franchement honteux d’un pareil jeu, lui, le bon chrétien ! Quel haut fait pour le Maître de Ballantrae !

Je lui demandai ce que le Maître lui-même en pensait.

– Comment le saurais-je ? dit-il. Jamais il ne disait rien.

Et il revint à sa manière habituelle de sacrer et maudire, répétant à tout coup : « Maître de Ballantrae », avec un ricanement nasillard. Ce fut au cours d’une de ces confidences qu’il me fit voir la lettre de Carlisle, qui portait encore l’empreinte du fer à cheval. En fait ce fut là notre dernière confidence ; car il s’exprima d’une façon tellement inconvenante sur Mme Henry, que je dus le réprimander vertement et, par la suite, le tenir à distance.

Mon vieux Lord était d’une amabilité uniforme envers Mr. Henry ; il avait même de jolies façons de gratitude, et parfois lui donnait une tape sur l’épaule, en disant, comme si tout le monde devait l’entendre : – « J’ai là un bon fils ! » Et, certes, il était reconnaissant, vu son grand sens de justice. Mais je crois que c’était tout, et je suis sûr que Mr. Henry pensait de même. Tout son amour allait au fils défunt. Non qu’il y fît guère allusion ; en ma présence, du moins, une seule fois.