Le maître des âmes
Irène Némirovsky
Le maître
des âmes
Préface d’Olivier Philipponnat
et de Patrick Lienhardt
Denoël
Irène Némirovsky fut contraite à un premier exil lorsque, après la Révolution russe, les soviets mirent à prix la tête de son père. Après quelques années d’errance en Finlande et en Suède, elle s’installe à Paris. Maîtrisant sept langues, riche de ses expériences et passionnée de littérature, Irène a déjà beaucoup publié lorsqu’en 1929 elle envoie à Bernard Grasset le manuscrit de David Golder. Et Irène devient une personnalité littéraire — injustement oubliée pendant des années — fêtée par Morand et Cocteau. Il ne faudra pas dix ans pour que ce rêve tourne au cauchemar : victime de l’« aryanisation » de l’édition, Irène n’a plus le droit de publier sous son nom tandis que Michel, son mari, est interdit d’exercer sa profession. Puis la guerre l’arrache de nouveau à son foyer. Emportée sur les routes de l’exode, elle trouve refuge dans un village du Morvan, avant d’être déportée à Auschwitz où elle est assassinée en 1942.
AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR
La présente édition, par souci de vérité historique, respecte scrupuleusement le manuscrit publié en épisodes dans la revue Gringoire, ce qui explique, par endroits, la présence de quelques scories ou répétitions.
PRÉFACE
La damnation du docteur Asfar
Le 18 mai 1939, l’« hebdomadaire parisien, politique, littéraire » Gringoire entreprend la parution en feuilleton des Échelles du Levant1, le dernier roman d’Irène Némirovsky, « la grande romancière slave » qui publie régulièrement dans ses pages depuis 1933.
Les « échelles du Levant » sont ces comptoirs commerciaux, villes et ports du Proche-Orient qui, depuis toujours, articulent l’Europe à l’Asie, vissés aux carrefours des épices, de la soie, de la misère et des pogroms. Pendant l’entre-deux-guerres, alors que l’immigration n’a jamais été aussi forte en France, avec l’afflux de réfugiés de toute l’Europe orientale mais aussi d’Espagne, les « échelles » symbolisent ce flux démographique qui fait naître une forme mutée de xénophobie, envenimant le vieil antisémitisme chrétien du rejet plus global du « métèque ». Dans son emploi péjoratif, ce terme est apparu à la fin du siècle précédent, dans le sillage du scandale de Panamá et de l’affaire Dreyfus. Pour ceux qui l’emploient, il est synonyme d’étranger, d’apatride, de Juif. Le héros du Maître des âmes est de ceux-là. Son nom, Asfar, d’origine punique, est aujourd’hui encore répandu au Proche-Orient ; en arabe, il signifie « voyager », mais il semble également indiquer une figure universelle, celle d’Ahasvérus, le Juif errant, personnage clé de l’imaginaire romanesque de l’entre-deux-guerres et de l’Histoire contemporaine, comme l’illustre, au moment où paraît Les échelles du Levant, l’odyssée tragique du Saint-Louis, dont tant de passagers juifs, refoulés des deux côtés de l’Atlantique, finiront dans les camps nazis.
À l’époque où s’amorce le roman — 1920 —, un débat curieux agite le Sénat. Une mystérieuse contagion, un « microbe anarchique » menacerait de transformer Paris en « nécropole ». Un sénateur désigne l’agent infectieux : une « invasion de métèques de deuxième zone », « exténués, pleins de vermine », et qui ont fondu sur Paris par « centaines de mille ». Bien entendu, ces envahisseurs sont « des israélites dont le flot monte sans cesse de l’Europe orientale2 ». Les « échelles du Levant », ce sont aussi ces passerelles d’abordage jetées sur le navire Occident (ce n’est pas un hasard si le domaine de Wardes s’appelle La Caravelle) ; elles sont aussi l’ascenseur social, « la dure échelle de la réussite » qu’Asfar le forban désespère d’emprunter, redoutant son inéluctable naufrage : « Je viens de si loin, je monte de si bas... »
Elle aussi venue de loin, Irma Irina Némirovsky n’est certes pas montée de si bas. Elle ne sort pas de la même « boue » qu’Asfar, ce podol juif de Kiev par exemple, dont elle décrit la fange dans Les chiens et les loups. Ses parents habitaient les hauts quartiers du Petchersk et parlaient le français. Ses grands-parents maternels, Iona et Roza, étaient du quartier juif d’Odessa, à deux pas du ghetto de la Moldavanka où Asfar, les brouillons en attestent, a débuté sa vie d’enfant sauvage ; mais Iona, diplômé, travaillait dans une banque, et Roza venait d’une famille favorisée. Ils apportaient une forte dot à Léon Némirovsky, le père d’Irène, qui n’en avait nul besoin : il évoluait dans les milieux de la haute finance et comptait parmi les heureux Juifs persona grata à Saint-Pétersbourg. Néanmoins, l’ascension littéraire d’Irène Némirovsky dans la France d’après-guerre, où ses parents avaient fui les désordres révolutionnaires, n’est pas sans évoquer l’épopée médicale d’Asfar, passé en quinze ans du statut de « petit médicastre étranger » à celui de « maître d’âmes ». Statut qui ne le préserve qu’imparfaitement de la suspicion, cette épée suspendue dont ce livre montre une parfaite conscience. Car dans la réussite même, Asfar reste à la merci de la vogue, c’est-à-dire du caprice de bourgeoises sans cervelle, et surtout de la rumeur ; il reste la bête aux abois que son épouse Clara n’a pas cessé de voir en lui. « Le monde qui l’entoure est un monde de fous, celui que j’ai connu », précise Irène Némirovsky, « le monde des riches, mais des riches conformistes. »
Livre terrible, entêté, hâtif, Le maître des âmes est le récit d’une assimilation crapuleuse payée d’un reniement, un mythe de Faust transposé dans l’immigration. Le médecin vendu est le docteur Dario Asfar, ce Knock vénal né en Crimée « de sang grec et italien ». Irène Némirovsky a hésité à l’appeler Papadopoulos, à le faire naître dans une « obscure bourgade » grecque ou même aux États-Unis ; finalement, elle en a fait son propre frère. Avorteur par nécessité, parasite par obligation mais aussi, hélas, par nature : né « loup affamé », Asfar mourra « bête sauvage ». D’emblée défini par « le type levantin » et des « traits qui ne sont pas d’ici », avatar de « toute une lignée d’affamés », il est marqué par l’atavisme, ce bras qui maintient l’étranger dans sa lie : « Je crois que j’étais destiné à être un vaurien, un charlatan, et que je n’y échapperai pas. On n’échappe pas à sa destinée. » Son appétit d’« une carrière honorable » est une illusion que la fréquentation des milieux d’argent a dégrisée. Naguère objet de pitié ou de mépris, il sera sans scrupule.
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