Et l’immaculée Sylvie Wardes, icône virginale d’un Occident consolateur, n’est jamais qu’un pieux fantasme, l’opium du « métèque ». C’est dessillé sur la corruption du « monde » qu’Asfar condescend à redevenir un détrousseur, « un petit rôdeur misérable », bref, à obéir à sa pente et, de « gibier », devenir « chasseur » : logique implacable du roman némirovskien, réduction du naturalisme zolien à sa plus farouche expression. L’homme est un loup pour l’homme, et la rapacité, la fourberie n’épargnent ni les ghettos d’Ukraine, ni les villas de Neuilly ou de la Riviera. Philippe Wardes et Dario Asfar sont deux prédateurs qui ne survivent que l’un aux dépens de l’autre. Tôt ou tard, riche ou pauvre, français ou non, chacun se livre à la traque mutuelle qui est le propre de la race humaine.
Cette férocité, Irène Némirovsky en a observé les ravages aussi longtemps que, de 1929 à 1934, Bernard Grasset fut son fervent éditeur. Depuis les années 20, ce fauve blessé apaisait à Divonne-les-Bains des troubles nerveux préoccupants, jusqu’à délaisser de longs mois la conduite de ses affaires. De 1927 à 1931, il avait enduré les soins du docteur René Laforgue, l’un des pionniers du freudisme, qu’il finit par qualifier de « charcutier de l’âme » ; puis, après qu’il se fut répandu en imprécations sur ses collaborateurs, eut sombré dans l’alcoolisme et goûté de la camisole de force, il accusa sa famille d’« assassinat moral » et de « séquestration » à seule fin de l’éloigner de sa maison d’édition. En 1932, à Toulon, le docteur Angelo Hesnard avait apporté un répit en prescrivant la chasse aux « spectres de l’envoûtement judéo-germanique » — entendez la psychanalyse — pour le soumettre à une cure de déculpabilisation. En réalité, Bernard Grasset semblait tombé sous sa coupe et Paris le tenait désormais pour un aliéné. Les actionnaires impatientés suggéraient de le placer sous tutelle. Sous leur pression, sa propre famille intenta à l’éditeur de David Golder un procès en empêchement. Irène Némirovsky fut l’un des rares écrivains, en novembre 1935, à lui apporter son soutien public.
Cette affaire qui bouleversa l’édition parisienne3est l’une des sources d’inspiration du Maître des âmes. Mais, pour façonner le personnage de Wardes, Irène Némirovsky a mêlé les traits de caractère de Bernard Grasset, « l’homme à qui tout réussit, et qui a l’âme malade », à ceux d’un joueur compulsif nommé André Citroën. Quant à Asfar, il est composé d’une multitude d’êtres réels, au nombre desquels le docteur Pierre Bougrat, condamné au bagne en 1927 au terme d’un procès retentissant. Enfin, il n’est pas interdit de voir en ce « maître d’âmes » un double de la romancière : « Il a de l’imagination. Il ne voit pas seulement une phlébite, une paralysie générale, etc., mais il voit l’homme. L’homme l’intéresse. C’est l’homme qu’il veut séduire, vaincre ou tromper, et non la maladie. » Cela est si vrai que lorsqu’elle entreprend ce roman en mars 1938, sous le titre provisoire Le charlatan, Irène Némirovsky commence, comme à son habitude, par concevoir la biographie complète de chacun de ses personnages.
Roman du sang que l’on ne peut ravaler, de la « flèche d’Orient » que l’on ne peut dévier pour parler comme Paul Morand, Le maître des âmes conte l’histoire d’un « sauvage » avide de respect, de conquête et d’aisance, qui se fera goule pour gober les âmes, mais aussi consommer de jeunes corps. Ce n’est pas pour rien qu’Elinor, qui représente ici l’appel de l’hérédité, est l’anagramme de l’Orient — ce mot qui, chez Maurras, chez Léon Daudet, chez Céline, mais aussi chez Martin Buber, est synonyme de Juif. Pas pour rien, non plus, qu’au chapitre 29 Asfar cite Ézéchiel. Le maître des âmes serait-il la version dramatique — ou mélodramatique — de France-la-doulce, ce roman de Morand qui, en 1934, raillait sur le ton de la gaudriole l’invasion des plateaux français par la « racaille qui grouille » et par « quelques-uns des pirates, naturalisés ou non, qui se sont frayé un chemin, parmi l’obscurité de l’Europe centrale et du Levant, jusqu’aux lumières des Champs-Élysées », ce qui est peu ou prou le sujet d’Irène Némirovsky ? Elle a lu France-la-doulce, dont elle pointe la « cocasserie » dans une note personnelle ; la même année, c’est Morand qui publie quatre de ses nouvelles « cinématographiques » chez Gallimard, sous le titre Films parlés. Et comment ne pas rapprocher David Golder (1930) de Lewis et Irène (1924), deux « romans d’affaires » dont l’un commence par « Non, dit Golder » et l’autre par « Quinze, fit Lewis » ? C’est aussi l’incipit du Maître des âmes : « J’ai besoin d’argent ! — Je vous ai dit : non. »
Il était naturel, en somme, qu’Irène Némirovsky fût accueillie à bras ouverts par Gringoire, premier hebdomadaire français, qui tirait alors à plus d’un demi-million d’exemplaires. Nul, en 1939, n’a oublié l’extraordinaire succès de David Golder, que s’étaient disputé le théâtre et le cinéma huit ans plus tôt. Le premier signe amical est venu de Gaston de Pawlowski qui, dans le numéro du 31 janvier 1931, plaçait la romancière aux côtés de Tolstoï et Dostoïevski dans la « forêt littéraire ». Le même jour, cependant, Le Réveil juif rendait un son différent, irrité que les poncifs véhiculés dans David Golder au sujet des grands argentiers juifs « agréent aux nombreux antisémites ». Car il était aussi naturel que, chassée de Russie par le bolchevisme, Irène Némirovsky fût reçue dans un hebdomadaire dont l’antimarxisme, avant l’antisémitisme qui le gangrena, était le cheval de bataille de son patron, Horace de Carbuccia. C’est d’ailleurs l’orientation mussolinienne de Gringoire qui décide son directeur littéraire, Joseph Kessel, à s’en désolidariser en 1935. Il y avait sans doute fait entrer Irène. Pourtant elle reste. C’est que même la respectable et conservatrice Revue des deux mondes lui a refusé des nouvelles, suspectées un peu vite d’« antisémitisme » par René Doumic. Gringoire, au contraire, soucieux de ratisser large, ne craint pas le grand écart. Alors qu’en mai 1934, Marcel Prévost y dénonce la « persécution des Juifs » et salue le tempérament slave et la clarté française d’Irène Némirovsky, le 10 novembre 1938 le même journal claironne : « Chassez les métèques. » En juillet 1939, tout en publiant Les échelles du Levant, il ouvre sa une à un nouvel éditorialiste fiévreusement antisémite, Philippe Henriot.
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