Mon fils meurt ! Il va mourir !
— Écartez-vous ! dit Dario, mais personne ne l’écoutait.
— Marthe Alexandrovna, du calme ! Pour l’amour du Christ, contenez-vous ! criait l’une des femmes, d’une voix où passaient les vibrations de l’hystérie. Il faut être calme !
— Où est sa femme ? Où est Elinor ? demanda Dario.
— Elle l’a tué ! clama la générale. C’est la faute de cette petite vaurienne, de cette grue de bas étage, de cette Américaine qu’il avait ramassée dans le ruisseau ! Elle est partie ce matin ! Elle l’a abandonné ! Il a voulu se tuer pour elle !
— Quel péché ! Quelle honte ! sanglotait la vieille en caraco noir. Mitenka, mon chéri, le chéri de sa grand-mère ! Il va mourir ! J’ai vu mourir mon mari, mes deux fils sous les balles des bolcheviks, Mitenka, mon seul amour en ce monde !
— Je lui disais : « Ne l’épouse pas... », gémissait la générale dont le contralto couvrait sans effort le tumulte. Un Mouravine n’épouse pas une fille du pavé de Chicago. Est-ce que je sais d’où elle venait ? Elle a couché avec toute la ville avant qu’il l’eût prise ! Une Américaine, le cœur dur comme une pierre ! Est-ce qu’elle pouvait le comprendre ? Est-ce qu’elle pouvait comprendre une âme comme la sienne ? Mitenka ! Mitenka !
Mitenka, cependant, grâce aux soins de Dario, avait ouvert les yeux. Les deux femmes, à genoux devant lui, lui couvraient les mains de baisers. Dario repoussa les deux battants de la fenêtre ; l’air, dans cette pièce close, était irrespirable.
— Fermez la fenêtre ! cria la grand-mère. Il est nu ! Il va prendre froid !
Les femmes plus jeunes, qui avaient occupé jusqu’ici la scène, entrant dans la chambre et en sortant, se heurtant, affolées, dans les portes, répandant l’eau des cuvettes qu’elles portaient, la rassuraient.
— Mais non, Anna Efimova ! Il faut de l’air ! L’air pur est nécessaire ! L’air pur n’est pas dangereux !
— Mais couvrez-le alors, couvrez-le ! Voyez ! il s’évanouit de nouveau ! Il frissonne ! Fermez les fenêtres ! Fermez-les !
— Au contraire ! Ouvrez-les ! Ouvrez-les plus largement ! criaient les femmes.
Dario, las de supplier : « Écartez-vous, laissez-le », prit de force les poignets de la générale et la rejeta dans un fauteuil.
— Elle s’est évanouie ! s’exclamèrent les femmes. De l’eau ! de l’eau !
Le général leva enfin la tête qu’il avait tenue cachée jusque-là dans le pelage de son bouledogue.
— Docteur ! Sauvez-le, docteur !
— Ne vous inquiétez pas, général, il est très légèrement blessé.
— Docteur ! Sauvez-le ! cria la générale, et, échappant aux bras qui la tenaient, elle se précipita de nouveau au pied du canapé et, saisissant la main de Dario, elle la couvrit de baisers. Au nom de votre femme ! Au nom du bébé qui vient de naître ! Que je vive cent ans, jamais je n’oublierai ! C’est mon fils !
— Mais ce n’est rien, ce sont des blessures insignifiantes, laissez-le tranquille et dans vingt-quatre heures il n’y paraîtra plus.
— Maman ! murmura le blessé.
Puis il fondit en larmes.
— Elinor !
— Mon enfant ! Mitenka, mon chéri ! cria la grand-mère, et des larmes, les petites larmes rares de la vieillesse, parurent au coin de ses yeux et coulèrent sur ses joues. Soyez béni, docteur, vous l’avez rappelé à la vie !
— Il est sauvé ? Vous me le jurez, docteur ? Mon enfant est sauvé ?
La générale se jeta tout à coup sur son fils, le saisit par les épaules, le secoua, les yeux étincelants de fureur.
— Misérable petit imbécile ! Tu n’as donc pas pensé à ta mère ? À ton père ? À ta pauvre grand-mère ? Se tuer pour une garce ! Se tuer pour une fille des rues, pour une maudite Américaine !
Les femmes s’empressèrent de nouveau.
— Marthe Alexandrovna ! Calmez-vous ! Vous vous tuez ! Et lui ! Regardez-le, il pâlit !... Docteur, docteur, un calmant pour la générale !
— Maman, vos reproches me désespèrent, sanglotait Mitenka, mais je veux Elinor !
— Elle reviendra, mon chéri, elle reviendra, dit la grand-mère.
— Sois un homme, mon fils, murmura le général, serrant si fort, dans son émotion, la tête du chien, que celui-ci poussa un cri déchirant.
— Si elle revient, hurla la générale, je la chasse, je l’étrangle de mes propres mains ! Je la rejette au ruisseau d’où elle sort ! Une grue que j’ai traitée comme ma fille ! Tout ce que j’ai fait pour elle ! Je voyais bien des choses. Je fermais les yeux... pour Mitenka ! Je faisais la cuisine, moi, la générale Mouravine, je portais la boîte à ordures, je faisais le lit de cette maudite Américaine ! J’ai payé quatre mille francs pour... Mais cet argent, je le veux ! Vous allez me le rendre ! dit-elle tout à coup, en se tournant furieusement vers Dario. Demain ! Pas plus tard que demain ! Je veux l’argent dépensé pour cette fille !
Heureusement elle s’écroula aussitôt sans connaissance aux pieds du blessé qui s’était évanoui de nouveau.
Dario en profita pour faire enfin partir les femmes.
Resté seul, il porta la générale dans la chambre voisine et lui jeta le contenu d’une cuvette d’eau à la figure. La générale revint à elle.
— Docteur ! Je ne reconnais pas les dettes faites par ma bru, dit-elle dès qu’elle eut ouvert les yeux. Je vous prie de me régler immédiatement ce que vous me devez.
— Êtes-vous folle ? cria à son tour Dario. Est-ce ma faute si votre bru est partie ?
— Ce n’est pas votre faute, mais il ne sera pas dit qu’elle a tué mon fils et m’a extorqué quatre mille francs ! Savez-vous ce que c’est pour nous, quatre mille francs ? Pour vous les donner, j’ai dû vendre la bague de fiançailles et les saintes icônes d’une amie qui me les avait laissées en garantie d’un prêt. Elle pleurait, elle me baisait les mains, elle me suppliait d’attendre huit jours. J’ai réduit au désespoir une amie d’enfance pour cette femme ! Et l’enfant n’était même pas de Mitenka, sans doute !
« C’est cela qui paraît lui être le plus sensible », pensa Dario qui étouffait avec peine un rire nerveux. « L’enfant qu’elle a tué n’était pas de Mitenka ! »
— Mais moi non plus, je n’ai pas d’argent ! s’écria-t-il. Laissez-moi le temps d’en gagner. Où voulez-vous que je les prenne ? J’ai payé de vieilles dettes. Il me reste mille francs et ma femme et mon petit rentrent de la clinique demain ! Cet argent est à moi, enfin ! Je l’ai gagné !
Elle ricana.
— Allez-vous dire comment ?
— Et vous ?
— C’est donc un chantage ? s’écria-t-elle avec fureur.
— Mais, malheureuse folle que vous êtes, comprenez donc...
— Je ne comprends qu’une chose : personne ne me paie ! Tous ceux qui sont ici vivent à mes crochets. Mon mari est un pauvre être incapable de gagner le pain qu’il mange et mon fils ne vaut guère mieux ! Pour eux, je travaille sans un instant de répit ! Moi, la générale Mouravine, moi, une artiste ! Cet argent, mon cœur saignait de vous le donner ! Mais il le fallait ! Pour Mitenka ! Et maintenant, cette femme est partie et il me faudra vivre sachant que vous et votre femme vous vous gobergez avec mon argent ? Écoutez bien, docteur ; nous garderons secrète, l’un et l’autre, cette histoire de famille, mais si demain je ne suis pas payée, vous pouvez partir et aller ailleurs. Seulement, comme vous me devez un trimestre, je retiens tout ce que vous possédez ! Je retiens vos malles, et la ville entière saura que vous avez été chassé honteusement de ma maison !
Dario vit en un éclair sa réputation compromise, son avenir perdu. Il n’eut pas un cri de révolte. Sa vie ne l’avait pas préparé à la révolte, mais à l’obstination, à la patience, à l’effort sans cesse déçu, sans cesse renouvelé, à la résignation apparente qui augmente et concentre les forces de l’âme.
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