Il est vrai aussi que, tirage oblige, le Tout-Paris gravite autour d’Horace et Adry de Carbuccia, de Jean Cocteau à Pierre Drieu la Rochelle, pour s’en tenir à la littérature.

De fait, Irène Némirovsky n’a pas manqué d’admirateurs dans la presse antibolchevique et antisémite. Robert Brasillach, en 1932, distingue dans L’Action française la « poésie si émouvante et si vraie » des Mouches d’automne. Jean-Pierre Maxence, proche de l’Action française, salue en 1939 ses « poignantes histoires » mûries sans hâte4 ; un an plus tôt, le même applaudissait dans Gringoire le « cri du sang » de Bagatelles pour un massacre, un pamphlet délirant de Louis-Ferdinand Céline contre toutes les formes de la « juiverie ». Et il est vrai que, dès Le malentendu qu’Irène Némirovsky publie à vingt-trois ans, apparaissait le cliché du « jeune Israélite riche, élégant, long nez pointu dans une face fine et pâle [...] avec des yeux avides ». Quant au bimensuel Fantasio dans lequel, encore étudiante, elle fit paraître ses premiers « Dialogues de Nonoche et Louloute » à l’été 1921, il se distinguait par la sottise et la grossièreté de son chauvinisme. Cela suffit-il pour faire d’elle une romancière antisémite, comme l’a hâtivement résumé Léon Poliakov, elle qui se garde de généraliser et ne peint que des êtres singuliers ? Si elle recourt consciemment à des poncifs qui sont ceux de pareils auteurs, ce n’est pas pour juger ses créatures, mais pour les accabler d’une fatalité, d’un poids dramatique supplémentaire. « Humilier, rapetisser les principaux personnages », tel sera d’ailleurs l’art poétique défini en marge de Suite française. Elle paiera toujours de ce type de malentendus sa liberté d’écrivain, son style acide et sa volonté, parfois faussée, de ne pas produire l’œuvre attendue d’une romancière « d’origine à la fois russe et israélite, émigrée en France après la révolution de 1917 », ainsi que la présentait Robert Brasillach à ses lecteurs. Car Irène Némirovsky a toujours eu le souci de ne pas verser dans le béat « roman juif », illustré dans les années 1920 par la série des « Juifs d’aujourd’hui » de Jacob Lévy. Il lui répugne que son talent soit suspecté d’empathie. S’interdire de noircir un personnage, fût-ce au prix d’un masochisme, serait pécher par subjectivité. Est-ce le prix à payer pour devenir écrivain français ? Emmanuel Berl, dans un même scrupule, n’a-t-il pas le premier publié France-la-doulce5, qui donne le ton de Bagatelles : « La France, c’est vraiment le camp de concentration du Bon Dieu » ?

Pour les uns, forts du recul historique et tristes qu’Irène Némirovsky soit elle-même une immigrée, qui plus est juive, le sordide feuilleton balzacien du Maître des âmes est une caricature inexcusable du « métèque mal habillé et mal rasé », affublé de tous les attributs piochés parmi les stéréotypes dont l’époque est prodigue : Asfar, le misérable « petit étranger, bilieux, aux yeux de fièvre », bête « sortie de son souterrain », « petit Levantin des bouges » aux « traits tourmentés » et à la « peau brune » caractéristiques du « masque d’Oriental », est le prototype de la « race obscure », pétrie du « limon de la terre ». Ce qu’on appellerait de nos jours un « délit de sale gueule »...

Irène Némirovsky ignore-t-elle donc la menace antisémite pour parler aussi légèrement, comme ici, de « racaille levantine » ? De tels mots ne sont pas anodins à une époque où Bagatelles pour un massacre rencontre un succès populaire : sorti dans les derniers jours de 1937, il s’écoulera jusqu’à quatre-vingt-cinq mille copies de cette logorrhée qui conspue, entre autres, les Juifs venus des « bourbes d’Ukraine ». Or Asfar ne rêve-t-il pas de nettoyer cette « boue » orientale qui lui colle à la peau, de la même façon que les producteurs de France-la-doulce ne tremblent que d’être renvoyés dans « les boues de l’Ukraine » d’où ils sont issus ? Irène Némirovsky n’ignore nullement que son Ukraine natale, comme l’écrivait Bernard Lecache dans une terrible enquête publiée en 1927, est « le pays des pogromes », où des dizaines de milliers de Juifs sont morts de 1919 à 1921, sacrifiés sur l’autel de la guerre civile.

Est-ce alors déni de ses racines ? Bien au contraire, le tropisme juif de ses romans montre qu’elle ne cesse de les interroger. « Je n’ai jamais songé à dissimuler mes origines, proteste-t-elle. Chaque fois que j’en ai eu l’occasion, j’ai clamé que j’étais juive, je l’ai même proclamé6 ! » Blâme-t-on Mauriac de ses portraits au fiel de la bourgeoisie bordelaise ? Ce que l’on feint de lui reprocher, on ne le reproche pas à Isaac Babel qui, dans ses Contes d’Odessa, met en scène sans complaisance le petit peuple du ghetto ; on ne le reproche pas à Shalom Asch qui, dans Pétersbourg, n’hésite pas à parler de « type juif » ou de « capital juif ». Pourquoi ? Parce que Irène Némirovsky n’écrit pas en yiddish ou en russe, mais en français, la langue de l’antisémitisme de plume, celle de Drumont, de L’Antijuif et de Maurras, sans parler de Jules Verne, qui en ont fait une clause du style national, et dont on trouve des traces chez les auteurs les plus respectables, André Gide par exemple. Au risque de la comparaison, elle se rend aimable au lecteur français, de même que, dans ses premières tentatives littéraires, elle accumulait les formules du roman sentimental : quel artiste n’a pas d’abord planté son chevalet dans un musée ?

Irène Némirovsky n’aurait pas dû tant lire les bons auteurs français, étant adolescente. Ainsi, on a peu souligné que le stéréotype du financier « roi du monde » qui apparaît dans David Golder est le même que le Gundermann que Zola campe dans L’Argent ou que l’Andermatt de Maupassant dans Mont-Oriol. Mais qu’Irène Némirovsky emprunte ces personnages, elle est montrée du doigt. Or ce sont les lecteurs antisémites de David Golder qui l’ont rendu suspect, de même que ce sont les nazis qui mettront de l’antisémitisme dans Le Juif Süss de Lion Feuchtwanger. Irène Némirovsky en est à ce point consciente qu’au moment d’écrire ce roman elle hésite encore à entreprendre un livre « terriblement provocant », une somme qu’elle appellerait Le Juif. Elle y renoncera, de peur de n’être pas comprise : « Évidemment, Le Juif serait le mieux, mais des considérations extralittéraires se mêlent à ma crainte. » Peut-on être plus clair ? Les Juifs, dans les romans d’Irène Némirovsky, ne sont pas de la chair à pamphlet ; ils sont sa madeleine, de formidables colporteurs d’imaginaire. À l’un de ses personnages, un Russe, Morand hilare fait dire : « Mort aux youpins. » Voilà bien le type d’abjection absente de ses romans. Car qui traite Asfar de « sale étranger » ? Ses voisins huppés de l’avenue Hoche. Qui dit de lui qu’il a « le trafic dans le sang » ? Ange Martinelli, rongé par le ressentiment social.

Enfin, la vague xénophobe et antisémite qui saisit le corps médical français dans les années 30 est bien réelle. Que reproche par exemple à ses confrères étrangers, en 1930, le secrétaire général de la Confédération des syndicats médicaux, sinon de réaliser des avortements clandestins, de fournir des stupéfiants aux drogués et de « vendre chez nous de la médecine comme on vend des tapis aux terrasses7 » ? En 1933 et 1935, deux trains législatifs viendront restreindre le droit d’exercer la médecine, désormais subordonné à divers certificats de qualité française.

Irène Némirovsky ne produit donc pas des stéréotypes infâmes, elle les détourne. Ils font partie de la panoplie littéraire française depuis Voltaire et les Lumières, comme l’a montré Arthur Hertzberg8. Mais ses personnages, avant d’être juifs, sont d’abord des exilés ; leurs travers sont l’effet de la violence économique, raciale, idéologique. Il y a certes de l’ingénuité, encore intacte de la barbarie nazie, à évoquer aussi distraitement dans David Golder le milieu de la finance juive dont elle prétend connaître les drames.