Et, parfois, je vous hais. Mais, plus encore, je vous aime. » Est-ce Irène Némirovsky qui s’adresse ainsi à la France ?

La publication du feuilleton s’achève en août 1939, quelques jours avant l’entrée en guerre. L’éditeur Albin Michel envisage-t-il de le reprendre en volume ? Pour l’heure, il juge plus urgent d’assurer son auteur de son soutien dans ces « heures angoissantes », son ascendance « russe et israélite » étant susceptible de lui créer des « ennuis ». En avril 1940, avant l’offensive allemande, paraît son testament littéraire, Les chiens et les loups. Une fois de plus, Irène Némirovsky y peint un portrait sans faiblesse non pas des Juifs français, mais de Juifs venus « de l’Est, d’Ukraine ou de Pologne », ceux que la presse appelle les « Juifs sauvages ». Elle croit cependant nécessaire, consciente de la haine qui poursuit les Juifs, et dont elle se pense encore à l’abri, d’insérer un avertissement : « Pourquoi un peuple refuserait-il d’être vu tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts ? Je pense que certains Juifs se reconnaîtront dans mes personnages. Peut-être m’en voudront-ils ? Mais je sais que je dis la vérité. » Six mois plus tard, le premier Statut des Juifs l’obligera à ne publier ses nouvelles que sous pseudonyme. Dans les deux romans qu’elle termine alors, et dans celui qu’elle n’achèvera pas, les personnages juifs disparaissent : dans un temps épris de caricatures, la subtilité n’est plus de mise. Le 15 juillet 1942, alors qu’arrêtée depuis deux jours elle est transférée au camp de Pithiviers, paraît dans l’hebdomadaire maréchaliste Présent l’ultime nouvelle publiée de son vivant. Sa désillusion y est limpide : « Regardez-moi. Je suis seule comme vous à présent, mais non pas d’une solitude choisie, recherchée, mais de la pire solitude, humiliée, amère, celle de l’abandon, de la trahison9. » En novembre 1942, sans nouvelles depuis bientôt trois mois, son mari Michel Epstein parvient à la rejoindre, plus loin qu’il ne croyait, à l’Orient de l’Europe : Oswiecim, Pologne, en allemand Auschwitz. Où sont alors les loups, où les barbares, où les sauvages ?

« Mon Dieu ! que me fait ce pays ? » écrivait Irène Némirovsky en juin 1941, écho à l’appel déchirant d’Asfar : « Oui, vous tous, qui me méprisez, riches Français, heureux Français, ce que je voulais, c’était votre culture, votre morale, vos vertus, tout ce qui est plus haut que moi, différent de moi, différent de la boue où je suis né ! » Irène Némirovsky n’était pas née dans la boue, mais il est juste de dire qu’elle aspirait à la reconnaissance littéraire de la France. Cette France hantée par le spectre de l’Autre, et dont ses romans miroitants reflètent, soixante-dix ans après, le rictus d’épouvante.

 

OLIVIER PHILIPPONNAT

PATRICK LIENHARDT10

1.  C’est aussi le titre d’un roman d’Amin Maalouf (1996), d’où le titre de Maître des âmes (master of souls) choisi pour la présente édition, surnom sous lequel Asfar se fait connaître à Paris. (N.d.E.)

2.  Voir Michaël Prazan, « L’entre-deux-guerres et l’affaire de la “maladie no 9” », in L’écriture génocidaire, Calmann-Lévy, 2005.

3.  Voir Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur, Grasset, 1989.

4.  Jean-Pierre Maxence, Histoire de dix ans, Gallimard, 1939 ; Éditions du Rocher, 2005, p. 225.

5.  France-la-doulce fut prépublié dans l’hebdomadaire politique et littéraire Marianne qu’Emmanuel Berl dirigeait pour le compte des Éditions Gallimard.

6.  L’Univers israélite, juillet 1935.

7.  Ralph Schor, L’antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres, Complexe, 2005, p. 149.

8.  Les origines de l’antisémitisme moderne, Presses de la Renaissance, 2005.

9.  Denise Mérande [Irène Némirovsky], « Les vierges », Présent, 15 juillet 1942.

10.  Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt préparent une biographie d’Irène Némirovsky, à paraître en 2007, en coédition Grasset/Denoël.

 

1

 

— J’ai besoin d’argent !

— Je vous ai dit : non.

Dario, en vain, se forçait au calme. Sa voix était stridente dans les moments d’émotion. Il gesticulait. Il avait le type levantin, un air inquiet et affamé de loup : ces traits qui ne sont pas d’ici, ce visage qui semble avoir été pétri avec hâte par une main pleine de fièvre.

Il cria avec fureur :

— Vous prêtez de l’argent, je le sais !

Tous refusaient lorsqu’il les priait humblement. Il fallait d’autres accents. Patience ! Il saurait se servir de la ruse et de la menace tour à tour. Il ne reculerait devant rien. Il mendierait ou il arracherait de force l’argent à la vieille usurière. Sa femme et l’enfant qui venait de naître n’avaient au monde que lui, Dario, pour les nourrir.

Elle haussa ses fortes épaules.

— Je prête sur gages, oui ! Qu’avez-vous à m’offrir ?

Ah ! cela c’était mieux ! Il avait eu raison d’espérer. Parfois, celui que l’on sollicite répond « non », mais son regard dit « oui ». Demande encore. Offre un service, une complaisance, une complicité. Ne me prie pas, c’est inutile. Achète. Mais que pouvait-il lui donner ? Ici, rien ne lui appartenait. Cette femme était sa logeuse ; il habitait depuis quatre mois un étage vacant dans le petit pavillon qu’elle avait transformé en pension de famille pour émigrés.

— Qui n’a pas besoin d’argent ? dit-elle.