Les temps sont durs.

Elle s’éventait. Elle portait une robe de toile rose. Sa figure massive et vermeille était impassible. « Affreuse créature ! » pensa-t-il. Elle fit un mouvement pour se lever. Il se jeta vers elle.

— Non ! Attendez ! Ne partez pas !

Que pouvait-il lui dire encore ? Supplier ? Inutile ! Promettre ? Inutile ! Marchander ? Comment ? Il avait oublié. À l’école de l’Europe, lui, Dario Asfar, petit Levantin des ports et des bouges, avait cru acquérir le sentiment de la honte et celui de l’honneur. Il fallait maintenant oublier les quinze années passées en France, cette culture française, ce titre de médecin français arraché avec peine à l’Occident, non comme on prend le cadeau d’une mère, mais comme on vole le morceau de pain d’une étrangère. Simagrées inutiles de l’Europe ! Elles ne lui avaient pas donné à manger. Il avait le ventre creux, les poches vides, les semelles percées, à Nice, en 1920, à trente-cinq ans, comme au temps de sa jeunesse. Il pensa avec amertume qu’il ne connaissait pas le maniement de ces armes nouvelles : la dignité, la fierté, et qu’il fallait recourir à la prière et au troc, à la sagesse éprouvée, ancienne.

« Les autres vont en horde, encadrés, menés », songea-t-il. « Je suis seul. Je chasse seul, pour ma femme et mon petit ! »

— Comment voulez-vous que je vive ? s’écria-t-il, personne ne me connaît dans votre ville. Voici quatre mois que j’habite Nice. J’ai fait tous les sacrifices pour venir m’installer ici. À Paris, la fortune était à ma porte. Il ne fallait qu’attendre. (Il mentait. Il désirait la convaincre à tout prix.) Ici, je ne soigne que des Russes. Je ne connais que des émigrés affamés. Pas un Français ne m’appelle. Personne n’a confiance en moi. C’est ma figure, mon accent, je ne sais quoi, dit-il, et, en parlant, il passait la main sur ses cheveux de jais, ses maigres joues brunes, ses paupières aux longs cils de femme qui cachaient à demi des yeux durs et fiévreux. La confiance ne se force pas, Marthe Alexandrovna. Vous êtes russe, vous savez comme on vit à l’écart. J’ai un diplôme de médecin français, l’habitude de la France, j’ai acquis la nationalité française, mais on me traite en étranger, et je me sens étranger. Il faut attendre. Je vous répète : la confiance ne se force pas, mais se sollicite, se gagne patiemment. Mais, en attendant, il faut vivre. C’est votre intérêt de m’aider, Marthe Alexandrovna.