Le bannissement à perpétuité fut donc prononcé contre Smirre. Il lui fallait quitter la Scanie, quitter sa femme et sa famille, ses terrains de chasse, son logis, ses lieux de repos et les cachettes qui jusqu'à présent avaient été les siennes. Il ne lui restait plus qu'à aller tenter sa chance en contrée étrangère. Et, pour que tous les renards de Scanie pussent savoir qu'il était un proscrit, le doyen des renards lui trancha la pointe de l'oreille d'un coup de dents. À peine ceci fait, tous les jeunes renards assoiffés de sang se jetèrent sur lui en glapissant. Il ne restait plus à Smirre qu'à détaler et, tous les jeunes renards à ses trousses, il s'enfuit de Kullaberg au plus vite.
Les tétras et les coqs de bruyère, pendant ce temps, n'avaient pas interrompu leur chant. Ces oiseaux se délectent tant de leur propre ramage qu'ils ne voient et n'entendent plus rien, que rien ne saurait les déranger.
Leur concours était à peine achevé que les cerfs de Hâckeberga s'avancèrent pour leurs joutes. Deux par deux, plusieurs cerfs luttèrent simultanément. Ils se ruaient l'un sur l'autre avec une extrême vigueur, croisaient leurs bois dont les ramifications s'imbriquaient les unes dans les autres et chacun essayait de faire reculer son concurrent. Les touffes de bruyère volaient, arrachées par les sabots, leur haleine s'élevait comme une fumée, des cris rauques montaient du fond de leur gorge et l'écume ruisselait le long de leurs épaules.
Sur toutes les buttes les animaux silencieux retenaient leur souffle. Et de voir combattre ces experts de la lutte éveillait en eux de nouveaux sentiments. Chacun se sentait fort et courageux, revigoré de forces nouvelles, comme ressuscité par le printemps, brave et prêt à toutes les aventures. Personne n'en voulait à son prochain mais partout néanmoins on déployait ses ailes, on hérissait ses plumes, on aiguisait ses griffes. Et si ceux de Hâckeberga avaient continué un moment encore, une lutte sans merci se serait propagée tout autour de l'aire, car tous étaient emplis d'un brûlant désir de montrer qu'eux aussi débordaient de vigueur, que la langueur de l'hiver les avait abandonnés, que la force bouillonnait dans leurs corps.
Mais les cerfs cessèrent de combattre au bon moment et, tout de suite, un chuchotement parcourut les collines : « Ça va être au tour des grues, maintenant. »
Et les oiseaux gris s'avancèrent, dans leur habit de crépuscule, les ailes ornées de plumeaux, un panache rouge dressé sur la nuque. Comme emportés par un étrange vertige, les longs oiseaux haut perchés sur leurs pattes, avec leurs cous graciles et leurs petites têtes bondirent sur l'aire et, dans un même élan, tournoyèrent sur eux-mêmes, en un mouvement à la fois de danse et de vol. Leurs ailes gracieusement relevées, ils se déplaçaient à une vitesse incroyable. Leur danse avait quelque chose d'étrange et d'inconnu. On aurait dit que des ombres grises jouaient un jeu que l'œil ne pouvait suivre. Un jeu que les grues avaient sans doute appris des brumes qui flottent sur les marécages perdus. Il y avait de la magie là-dedans ; et tous ceux qui jamais auparavant n'étaient venus à Kullaberg comprirent pourquoi le rassemblement portait le nom de Danse des grues. La sauvagerie n'était pas absente de cette danse, mais le sentiment qu'elle suscitait était avant tout une douce nostalgie. Personne ne pensait plus à lutter. Au lieu de ça, tous les animaux, qu'ils fussent à plumes ou sans plumes, ne désiraient plus que s'élever vers l'infini, monter au-delà des nuages pour découvrir ce qui s'y trouvait, qu'abandonner leur corps pesant qui les retenait sur terre et s'envoler dans l'air où régnait le surnaturel.
Cette nostalgie de l'inaccessible, de ce qui se cachait derrière la vie, les animaux ne la ressentaient qu'une seule fois dans l'année, le jour où ils contemplaient la grande danse des grues.
VI
TEMPS DE PLUIE
Mercredi 30 mars.
C'était le premier jour de pluie du voyage. Tant qu'elles étaient restées dans la région du lac de Vomb, les oies avaient eu beau temps, mais le jour où elles entamèrent le voyage vers le nord, la pluie se mit à tomber et, pendant plusieurs heures, le garçon, grelottant de froid, dut rester assis sur le dos trempé du jars.
Le matin, pour l'envol, le temps avait été clair et calme. Les oies sauvages avaient volé haut dans le ciel, régulièrement et sans hâte, dans un ordre strict, Akka en tête des deux files obliques des autres. Elles n'avaient jeté aucune pique aux animaux restant au sol mais, incapables de rester silencieuses, elles avaient chanté sans cesse, au rythme de leurs battements d'ailes, leur cri d'appel : « Où es-tu ? Je suis là. Où es-tu ? Je suis là. »
Toutes participaient à ce chœur continuel qu'elles n'avaient interrompu que de temps en temps pour indiquer au jars les repères qu'elles utilisaient pour avancer. Elles franchirent ainsi les hauteurs arides de Linderôd, le manoir d'Övesholm, le clocher de l'église de Kristianstad, le domaine royal d'Oppmana sur l'étroite langue de terre coincée entre le lac d'Oppmana et le lac d'Ivö, ainsi que les pentes escarpées de Ryssberget.
Le voyage avait été monotone et, lorsque des nuages de pluie commencèrent à apparaître, le garçon apprécia le divertissement. Autrefois, quand il avait contemplé d'en bas les nuages de pluie, il les avait trouvés gris et tristes mais, d'ici, en haut, tout changeait. Cette fois, il voyait très bien que les nuages étaient d'énormes charrettes aux chargements gigantesques : certaines étaient lourdes de gros sacs gris, d'autres chargées de tonneaux si rebondis qu'ils pouvaient contenir un lac en entier, et d'autres encore de baquets et de bouteilles empilés sur une hauteur terrifiante.
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