Par contre, ce n’est pas à titre de principe de connaissance que le principe de raison régit les objets réels ou représentations intuitives, mais à titre de principe de devenir, autrement dit comme loi de causalité ; l’objet est quitte envers lui par cela seul qu’il est « devenu », c’est-à-dire qu’il est sorti comme effet d’une cause ; la recherche d’un principe de connaissance n’aurait ici aucune valeur, ni aucune signification ; cette recherche porte sur une tout autre catégorie d’objets. C’est pour cette raison que le monde de l’intuition, tant qu’on n’essaie pas de le dépasser, n’engendre, dans celui qui l’observe, ni doute ni inquiétude ; il n’y a place ici ni pour l’erreur, ni pour la vérité, reléguées l’une et l’autre dans le domaine de l’abstrait, de la réflexion. Aux yeux des sens et de l’entendement, le monde se révèle et se donne avec une sorte de naïve franchise pour ce qu’il est, pour une représentation intuitive, qui se développe sous le contrôle de la loi de causalité.
Cette question de la réalité du monde extérieur, telle que nous l’avons envisagée jusqu’ici, avait pour origine une méprise de la raison se méconnaissant elle-même ; il n’y avait d’autre moyen d’y remédier que de mettre en lumière le contenu même de la raison. Un examen du principe de raison considéré dans son essence, et une étude approfondie du rapport qui existe entre l’objet et le sujet, ainsi que de la nature des perceptions sensibles, devaient nécessairement supprimer le problème, en lui ôtant toute signification. Pourtant, outre cette origine toute théorique, il en a une autre absolument différente, celle-là purement empirique, bien qu’on s’en serve, même sous cette forme, dans un dessein spéculatif. La question ainsi posée devient beaucoup plus intelligible. Voici comment elle se présente : nous avons des songes ; la vie tout entière ne pourrait-elle donc pas être un long rêve ? ou, avec plus de précision : existe-t-il un critérium infaillible pour distinguer le rêve de la veille, le fantôme de l’objet réel ? On ne saurait sérieusement proposer comme signe distinctif entre les deux le degré de netteté et de vivacité, moindre dans le rêve que dans la perception ; personne, en effet, jusqu’ici, n’a eu présentes à la fois les deux choses à comparer, et l’on ne peut mettre en regard de la perception actuelle que le souvenir du rêve. Kant tranche la question en disant que c’est « l’enchaînement des représentations par la loi de causalité qui distingue la vie du rêve ». Mais, dans le rêve lui-même, tout le détail des phénomènes est également soumis à ce principe sous toutes ses formes, et le lien causal ne se rompt qu’entre la veille et le rêve ou d’un songe à l’autre. La seule interprétation que comporte la solution kantienne est la suivante : le long rêve (celui de la vie) est réglé dans ses diverses parties par la loi de causalité, mais n’offre aucune liaison avec les rêves courts, bien que chacun de ceux-ci présente en soi cet enchaînement causal ; entre le premier et les seconds le pont est donc coupé, et c’est ainsi qu’on arrive à les distinguer.
Toutefois, il serait assez difficile, souvent même impossible de déterminer, à l’aide de ce critérium, si une chose a été perçue ou simplement rêvée par nous ; nous sommes, en effet, incapables de suivre anneau par anneau la chaîne d’événements qui rattache un fait passé à l’état présent, et pourtant nous sommes loin de le tenir en pareil cas pour un pur rêve. Aussi, dans l’usage de la vie, n’emploie-t-on guère ce moyen pour discerner le rêve de la réalité. L’unique critérium usité est tout empirique ; c’est le fait du réveil qui rompt d’une manière effective et sensible tout lien de causalité entre les événements du rêve et ceux de la veille. Un exemple frappant de cette vérité est l’observation suivante de Hobbes, dans son Léviathan, chapitre II. Il remarque qu’au réveil, nous prenons facilement nos rêves pour des réalités, si nous nous sommes, à notre insu, couchés tout habillés ; cette confusion se produit encore plus aisément, quand, de plus, quelque projet ou quelque entreprise occupant toute notre pensée l’absorbe également dans le rêve : le réveil, en pareil cas, est aussi insensible que la venue du sommeil, et le rêve se mêle à la vie réelle sans qu’on l’en puisse distinguer. Il ne reste alors d’autre ressource que l’application du critérium de Kant. Mais si, malgré tout, comme il arrive souvent, on ne peut découvrir la présence ou l’absence d’un lien de causalité entre un événement passé et l’état présent, il sera à jamais impossible de décider si un fait est arrivé ou s’il a été seulement rêvé. C’est ici que se manifeste à la pensée l’intime parenté qui existe entre la vie et le rêve ; osons avouer une vérité reconnue et proclamée par tant de grands esprits. Les Védas et les Pouranas, pour représenter avec exactitude le monde réel, « ce tissu de Maya », le comparent ordinairement à un songe. Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve, et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé. Pindare (II, v. 135) dit : σκιας οναρ ανθρωπος [L’homme est le rêve d’une ombre.], et Sophocle :
[Ορω γαρ ημας ουδεν οντας αλλο, πλην
Ειδωλ, οσοιπερ ζωμεν, η κουφην σκιαν.]
[Je le vois, tous tant que nous vivons, nous ne sommes que des fantômes, une ombre vaine.]
(Ajax, v. 125.)
À côté de ces maîtres, Shakespeare mérite aussi d’être cité :
We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep.
[Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie si courte a pour frontière un sommeil.]
Enfin Calderon était si profondément pénétré de cette idée, qu’il en fit le sujet d’une sorte de drame métaphysique intitulé : La vie est un songe.
Après toutes ces citations poétiques, je puis moi aussi me permettre d’employer une image. La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons.
Cette lecture fragmentaire ne fait pas corps avec la lecture suivie de l’ouvrage entier ; pourtant elle en diffère assez peu, si l’on veut bien considérer que la lecture suivie commence aussi et finit ex abrupto ; il est donc permis de la regarder elle-même comme une page isolée, un peu plus longue que les autres.
Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette différence. Mais, si l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris en soi présente aussi cette même connexion. Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il faudra accorder aux poètes que la vie n’est qu’un long rêve.
En voilà assez sur l’origine empirique du problème de la réalité du monde extérieur – laquelle constitue une question tout à fait à part : revenons à l’origine spéculative du problème. Nous avons découvert qu’elle résultait tout d’abord d’un emploi abusif du principe de raison, appliqué au rapport du sujet et de l’objet, et, en second lieu, de la confusion de deux formes du principe : cette confusion consiste à transporter le principe de raison, considéré comme loi de connaissance, dans un domaine où il n’a d’autorité qu’à titre de loi du devenir. Cependant la question n’eût point tant arrêté les philosophes, si elle n’avait en elle-même quelque portée, si elle ne recelait pas une pensée plus profonde et plus vraie que ne le ferait supposer son origine la plus prochaine : à quoi il faut ajouter que cette pensée, quand elle chercha à s’exprimer d’une manière réfléchie, s’embarrassa dans des questions et des formules absurdes et dénuées de sens.
C’est là, à mon avis, ce qui est arrivé ; or, ce sens profond du problème, qui a vainement cherché jusqu’ici sa formule, en voici, selon moi, l’expression exacte : Le monde donné dans l’intuition, qu’est-il de plus que ma représentation ?
Ce monde que je ne connais que d’une manière représentative, est-il analogue à mon propre corps qui se révèle à ma conscience sous deux formes : comme représentation et comme volonté ?
La solution positive de cette question remplit le second livre, et les conséquences qui en résultent forment la matière du reste de l’ouvrage.
6.
[LE CORPS PROPRE, OBJET IMMÉDIAT : PASSAGE AUX OBJETS MÉDIATS. L’ILLUSION.]
Dans ce premier livre nous n’envisageons provisoirement l’univers que comme représentation, comme objet pour le sujet, et nous ne distinguons pas des autres réalités notre propre corps, par le moyen duquel tout homme a l’intuition du monde : considéré au point de vue de la connaissance, il n’est, en effet, que représentation. À la vérité, la conscience, qui déjà protestait contre la réduction des objets extérieurs à de simples représentations, admet difficilement pour le corps lui-même une telle explication. Cette répugnance instinctive a une raison : la chose en soi, en tant qu’elle se manifeste à l’homme comme son corps propre, est connue immédiatement, il n’en a, au contraire, qu’une connaissance médiate lorsqu’elle lui apparaît réalisée dans les objets extérieurs. Mais l’ordre de nos recherches rend nécessaire cette abstraction, cette étude unilatérale du problème et cette séparation violente de ce qui en soi est essentiellement uni : il nous faut donc vaincre momentanément notre répugnance ; elle peut, d’ailleurs, être diminuée par cette perspective rassurante, que les réflexions ultérieures doivent combler cette lacune provisoire et conduire à une connaissance intégrale de l’essence du monde.
Le corps est donc considéré ici comme un objet immédiat, c’est-à-dire comme la représentation qui sert de point de départ au sujet dans la connaissance ; elle précède, en effet, avec toutes ses modifications directement perçues, l’emploi du principe de causalité, et lui fournit ainsi les premières données auxquelles il s’applique. L’essence de la matière consiste, nous l’avons montré, dans son activité.
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