Il n’existe, en effet, qu’un moyen d’établir que la notion de causalité est indépendante de l’expérience et qu’elle est absolument a priori : c’est de montrer que l’expérience est, au contraire, sous sa dépendance. Or, cette démonstration n’est possible qu’en procédant comme nous venons de le faire et comme nous l’avons exposé tout au long dans les passages cités plus haut : il faut prouver que la loi de causalité est déjà impliquée d’une manière générale dans l’intuition, dont le domaine est égal en extension à celui de l’expérience. Il s’ensuit qu’une telle loi est absolument a priori par rapport à l’expérience, qui la suppose comme condition première, loin d’être supposée par elle. Or, les arguments de Kant, dont j’ai fait la critique dans ma Dissertation sur le principe de raison, ne suffisent pas à établir cette vérité.

5.
[LE PROBLÈME DE LA RÉALITÉ DU MONDE EXTÉRIEUR. LE RÊVE ET LA RÉALITÉ.]

Mais de ce que l’intuition a pour condition la loi de causalité, il faut se garder d’admettre aussi, entre l’objet et le sujet, un rapport de cause à effet. Ce rapport n’existe qu’entre l’objet immédiat et l’objet médiat, autrement dit toujours entre objets. C’est l’hypothèse erronée du contraire qui a fait naître toutes les discussions absurdes sur la réalité du monde extérieur. On y voit aux prises le dogmatisme et le scepticisme, le premier apparaissant tantôt comme réalisme, tantôt comme idéalisme. Le réalisme pose l’objet comme la cause dont le sujet devient l’effet. L’idéalisme de Fichte fait, au contraire, de l’objet un effet du sujet. Mais comme, entre le sujet et l’objet (on ne saurait trop insister sur ce point), il n’existe aucun rapport fondé sur le principe de raison, jamais aucune des deux opinions dogmatiques n’a pu être démontrée : c’est donc au scepticisme que revient en somme la victoire. De même, en effet, que la loi de la causalité précède l’intuition et l’expérience, dont elle est la condition, et n’en peut être tirée, ainsi que le pensait Hume, de même la distinction de l’objet et du sujet est antérieure à la connaissance, dont elle représente la condition première, antérieure aussi par conséquent au principe de raison en général : ce principe n’est, en effet, que la forme de tout objet, le mode universel de son apparition phénoménale.

Mais l’objet supposant toujours le sujet, il ne peut jamais exister entre eux aucune relation causale. Ma Dissertation sur le principe de raison a justement pour but d’établir que le contenu de ce principe n’est autre que la forme essentielle de tout objet, c’est-à-dire le mode universel d’une existence objective quelconque, envisagée comme telle. Mais, à ce point de vue, l’objet suppose perpétuellement le sujet comme son corrélatif nécessaire : celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du principe de raison. Tous les débats touchant la réalité du monde extérieur ont eu pour origine cette extension illégitime du principe de raison appliqué aussi au sujet, et il est résulté de ce malentendu primitif que le problème lui-même devenait inintelligible. D’une part, le dogmatisme réaliste, considérant la représentation comme un effet de l’objet, a la prétention de séparer ce qui ne fait qu’un, je veux dire la représentation et l’objet ; il admet ainsi une cause absolument distincte de la représentation, un objet en soi, indépendant du sujet, c’est-à-dire une chose absolument inconcevable ; car déjà, en tant qu’objet, cette chose implique le sujet, dont elle n’est que la représentation. Le scepticisme, qui prend lui-même son point de départ dans la même erreur initiale, oppose à cette doctrine ceci, que dans la représentation l’effet seul est donné, et nullement la cause ; que jamais, par suite, ce n’est l’essence des objets, mais uniquement leur action que l’on connaît ; que cette action n’a sans doute aucune analogie avec leur nature intime ; qu’en thèse générale même, on aurait tort de le supposer gratuitement, puisque d’abord la loi de causalité dérive de l’expérience et que, d’autre part, on ferait reposer la réalité de l’expérience sur cette loi. À ces deux théories on peut répondre tout d’abord que l’objet et la représentation ne sont qu’une seule et même chose, ensuite que l’être des objets n’est autre que leur action même ; que c’est dans cette action que consiste leur réalité ; qu’enfin chercher l’existence de l’objet en dehors de la représentation du sujet, l’être des choses réelles en dehors de leur activité, c’est là une entreprise contradictoire et qui se détruit elle-même ; que, par suite, la connaissance du mode d’action d’un objet d’intuition épuise l’idée de cet objet en tant que tel, c’est-à-dire comme représentation, puisqu’en dehors de celle-ci il ne reste rien de connaissable dans cet objet. À ce point de vue, le monde perçu par l’intuition dans l’espace et le temps, le monde qui se révèle à nous tout entier comme causalité, est parfaitement réel et est absolument ce qu’il se donne pour être ; or, ce qu’il prétend être entièrement et sans réserve, c’est représentation, et représentation réglée par la loi de causalité. En cela consiste sa réalité empirique. Mais, d’autre part, il n’y a de causalité que dans et pour l’entendement ; ainsi, le monde réel, c’est-à-dire actif, est toujours, comme tel, conditionné par l’entendement, sans lequel il ne serait rien. Mais cette raison n’est pas la seule : comme, en général, aucun objet, à moins de contradiction, ne saurait être conçu sans un sujet, on doit refuser, par suite, aux dogmatiques la possibilité même de la réalité qu’ils attribuent au monde extérieur, fondée, selon eux, sur son indépendance à l’égard du sujet. Tout le monde objectif est et demeure représentation, et, pour cette raison, est absolument et éternellement conditionné par le sujet ; en d’autres termes, l’univers a une idéalité transcendantale. Il n’en résulte pas qu’il soit illusion ou mensonge ; il se donne pour ce qu’il est, pour une représentation, ou plutôt une suite de représentations dont le lien commun est le principe de causalité. Ainsi envisagé, le monde est intelligible à un entendement sain, et cela dans son sens le plus profond ; il lui parle un langage qui se laisse entièrement comprendre. Seule une intelligence faussée par l’habitude des subtilités peut s’aviser d’en contester la réalité. C’est faire un emploi abusif du principe de raison : ce principe relie bien entre elles toutes les représentations, quelles qu’elles soient, mais il ne les rattache pas à un sujet, ou à quelque chose qui ne serait ni sujet ni objet, mais simple fondement de l’objet. C’est là un pur non-sens, puisqu’il n’y a que des objets qui puissent causer quelque chose, et que ce quelque chose est toujours lui-même un objet.

Si l’on étudie de plus près l’origine de ce problème de la réalité du monde extérieur, on trouve qu’à cet emploi abusif du principe de raison appliqué à ce qui échappe à sa juridiction, vient s’ajouter encore une confusion particulière faite entre ses formes. Ainsi, la forme qu’il affecte relativement aux concepts ou représentations abstraites est transportée aux représentations intuitives, aux objets réels ; on prétend attribuer aux objets un principe de connaissance, alors qu’ils ne peuvent avoir qu’un principe d’existence. Ce qui est réglé par le principe de raison, ce sont les représentations abstraites, les concepts unis dans des jugements : chacun de ces concepts tire, en effet, sa valeur, sa portée et l’on peut dire sa réalité, qui ici prendra le nom de vérité, uniquement de la relation établie entre le jugement et quelque chose de distinct de lui, son principe de connaissance, auquel il faut toujours remonter.