Il est singulier que jusqu’ici aucun philosophe n’ait su ramener à quelque fonction simple et facile à reconnaître ces manifestations multiples de la raison : cette fonction, qui se retrouverait dans toutes et servirait à les expliquer, constituerait véritablement l’essence intime de la raison. Le sage Locke (dans son Essai sur l’entendement humain, liv. II, ch. XI, §10 et 11) signale très nettement l’existence des notions abstraites et générales chez l’homme comme le trait qui le distingue de l’animal ; Leibnitz (dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain, liv. II, ch. XI, §10 et 11) souscrit à cette opinion qu’il reproduit pour son compte. Mais, quand Locke (au liv. IV, ch. XII, §2 et 3) en vient à donner la véritable théorie de la raison, perdant tout à fait de vue ce caractère essentiel, il s’égare dans une énumération vague, incertaine et incomplète, de manifestations dérivées et partielles de la raison ; Leibnitz lui-même, dans la partie de son œuvre qui correspond à celle de Locke, ne fait qu’ajouter à la confusion et à l’obscurité. Kant, ainsi que je l’explique amplement dans l’appendice qui lui est consacré, a encore compliqué et faussé la vraie notion de l’essence de la raison. Mais si l’on voulait se donner la peine de parcourir, à propos de cette question, les nombreux écrits philosophiques parus depuis Kant, on reconnaîtrait que, si les fautes des princes sont la ruine des États, les erreurs des grands esprits étendent leur influence funeste sur des générations, sur des siècles entiers ; il semble qu’à la longue croissant, et multipliant, elles engendrent de véritables monstres intellectuels : car, suivant le mot de Berkeley, « si peu d’hommes savent penser, tous néanmoins tiennent à avoir des opinions »(14).

L’entendement, on l’a vu, n’a qu’une fonction propre : la connaissance immédiate du rapport de cause à effet ; et l’intuition du monde réel, aussi bien que la prudence, la sagacité, la faculté de l’invention ne sont évidemment que des modes variés de cette fonction primitive. Or il en est de même de la raison, elle n’a qu’une fonction essentielle, la formation des concepts : de cette source unique dérivent tous les phénomènes que nous avons énumérés plus haut et qui distinguent la vie humaine de la vie animale ; le discernement, établi de tout temps et partout, entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, a son fondement dans la présence ou l’absence de cet acte primitif(15).

9.
[RAPPORTS DES CONCEPTS AVEC LES INTUITIONS : CELLES-CI SONT SUPPOSÉES PAR CEUX-. RAPPORTS DES CONCEPTS ENTRE EUX : LA LOGIQUE, ART DE RAISONNER ET SCIENCE DE LA RAISON.]

Les concepts forment une classe spéciale de représentations, entièrement distinctes des représentations intuitives dont il a été question jusqu’ici, car elles n’existent que dans l’esprit humain. Aussi est-il impossible d’arriver à une connaissance intuitive et absolument évidente de leur nature propre ; l’idée qu’on s’en peut faire est elle-même purement abstraite et discursive. Il serait donc absurde d’en exiger une démonstration expérimentale, si l’on entend, par expérience, le monde extérieur et réel, qui n’est que représentation intuitive : il est impossible de mettre ces notions sous les yeux ou de les présenter à l’imagination, comme s’il s’agissait d’objets perceptibles aux sens. On les conçoit, on ne les perçoit pas, et leurs effets seuls peuvent tomber sous les prises de l’expérience : le langage, par exemple, la conduite réfléchie et ordonnée, la science enfin, avec tous les résultats de cette activité supérieure. Le langage, comme objet d’expérience externe, n’est, à proprement parler, qu’un télégraphe très perfectionné, qui transmet avec une rapidité et une délicatesse infinies des signes conventionnels. Mais quelle est la valeur exacte de ces signes ? Et comment arrivons-nous à les interpréter ? Serait-ce que nous traduisons instantanément les paroles de l’interlocuteur en images, qui se succèdent dans la fantaisie avec la vitesse de l’éclair, qui s’enchaînent, se transforment et se colorent diversement, à mesure que les mots avec leurs flexions grammaticales arrivent à la pensée ? Mais alors quel tumulte dans notre tête à l’audition d’un discours ou à la lecture d’un livre ! Les choses, en réalité, ne se passent pas de la sorte : le sens des mots est immédiatement et exactement compris sans que ces apparitions d’images se produisent d’ordinaire dans la fantaisie. C’est ici la raison qui parle à la raison, sans jamais sortir de son domaine propre. Ce qui est transmis et reçu par elle, ce sont toujours des notions abstraites, des représentations non intuitives : celles-ci sont créées une fois pour toutes, en assez petit nombre d’ailleurs ; et elles peuvent ensuite s’appliquer aux innombrables objets du monde réel qu’elles embrassent et représentent. On s’explique ainsi que l’animal ne soit capable ni de parler ni de comprendre, bien qu’il possède comme nous les organes du langage et les représentations intuitives : c’est parce que les mots désignent cette classe particulière de représentations correspondant à la raison dans le sujet, qu’ils sont insignifiants et inintelligibles pour l’animal. Ainsi le langage, comme tout autre phénomène du ressort de la raison, et généralement tout caractère qui distingue l’homme de l’animal, doit être rapporté à cette simple et unique origine, les concepts, qu’il ne faut pas confondre avec les représentations individuelles dans le temps et dans l’espace : il s’agit ici, non des représentations intuitives, mais des représentations abstraites et générales. Ce n’est que dans certains cas isolés que nous passons du concept à l’intuition ; nous créons alors des images destinées à servir de symboles aux concepts, avec lesquels d’ailleurs elles ne cadrent jamais exactement. J’ai étudié en détail ces sortes de représentations dans ma Dissertation sur le principe de raison, § 28 ; je n’ai pas à répéter ce que j’en ai dit ; on peut comparer avec mon exposition ce que Hume a écrit sur le même sujet dans le douzième de ses Essais philosophiques (p. 244), et Herder, dans sa Métacritique (ouvrage assez médiocre, d’ailleurs), Ire partie, p. 274. L’Idée platonicienne, engendrée par l’union de la fantaisie et de la raison, est principalement étudiée dans le troisième livre du présent ouvrage.

Les concepts, bien que radicalement distincts des représentations intuitives, ont pourtant avec celles-ci un rapport nécessaire, sans lequel ils n’existeraient pas : ce rapport constitue donc toute leur essence et leur réalité. La réflexion ne saurait être qu’une imitation, une reproduction du monde de l’intuition, bien que ce soit une imitation d’une nature très spéciale et tout à fait différente de l’original, quant à la matière dont elle est formée. Aussi peut-on dire très exactement que les concepts sont des représentations de représentations. Il en est de même du principe de raison, qui revêt ici un caractère tout spécial. On a vu que la forme sous laquelle il régit toute une classe de représentations constitue et résume, pour ainsi dire, toute l’essence de cette classe au point de vue représentatif : le temps, par exemple, est tout entier dans la succession, l’espace dans la position, la matière dans la causalité. De même, toute l’essence des concepts qui forment la classe des représentations abstraites consiste uniquement dans la relation du principe de raison qu’elles mettent en évidence ; et comme cette relation est celle qui constitue le principe même de la connaissance, la représentation abstraite a ainsi pour essence le rapport qui existe entre elle et une autre représentation : celle-ci lui sert alors de principe de connaissance ; mais la dernière peut aussi être un concept, c’est-à-dire une représentation abstraite, et avoir à son tour un principe de connaissance de même nature. Toutefois la régression ne saurait se poursuivre à l’infini ; il y a un moment où la série des principes de connaissance doit arriver à un concept qui a son fondement dans la connaissance intuitive, car le monde de la réflexion repose sur celui de l’intuition, d’où il tire son intelligibilité. La classe des représentations abstraites se distingue donc de celles des représentations intuitives par la caractéristique suivante : dans les dernières, le principe de raison n’exige jamais qu’une relation entre une représentation et une autre de la même classe ; dans les premières, il requiert à la fin un rapport du concept avec une représentation d’une autre classe.

Le terme d’abstracta a été choisi de préférence pour désigner ces notions, qui, d’après ce qui vient d’être dit, ne se rattachent pas directement, mais à l’aide d’un ou plusieurs autres concepts, à la connaissance intuitive ; on a, au contraire, appelé concreta celles qui dérivent immédiatement de l’intuition. Cette dernière dénomination convient assez mal aux notions auxquelles on l’applique : celles-ci, en effet, sont toujours des représentations abstraites et non intuitives. Cette terminologie a été adoptée lorsqu’on n’avait encore qu’une conscience très vague de la différence qu’elle devait consacrer. On peut cependant la conserver, en tenant compte de la précédente observation. On peut citer comme exemples d’abstracta, au sens vrai du mot, appartenant à la première espèce, les concepts de rapport, de vertu, d’examen, de commencement, etc. ; et comme exemples des notions de la seconde espèce, improprement appelées concreta, les idées d’homme, de pierre, de cheval, etc.