Cette marche de la connaissance, qui est propre aux sciences, et qui va du général au particulier, entraîne cette conséquence que la plupart de leurs propositions sont dérivées de principes précédemment admis, c’est-à-dire sont fondées sur des preuves. C’est de là qu’est sortie cette vieille erreur, qu’il n’y a de parfaitement vrai que ce qui est prouvé, et que toute vérité repose sur une preuve, quand, au contraire, toute preuve s’appuie sur une vérité indémontrée, qui est le fondement même de la preuve, ou des preuves de la preuve. Il y a donc le même rapport entre une vérité indémontrée et une autre qui s’appuie sur une preuve, qu’entre de l’eau de source et de l’eau amenée par un aqueduc. L’intuition, – soit pure et a priori, comme en mathématiques, – soit a posteriori, comme dans les autres sciences, est la source de toute vérité et le fondement de toute science. Il faut en excepter seulement la logique, qui est fondée sur la connaissance non intuitive, quoique immédiate, qu’acquiert la raison de ses propres lois. Ce ne sont pas les jugements fondés sur des preuves, ni leurs preuves, mais les jugements sortis directement de l’intuition et, pour toute preuve, fondés sur elle, qui sont à la science ce que le soleil est au monde. C’est d’eux que découle toute lumière, et tout ce qu’ils ont éclairé est capable d’éclairer à son tour. Asseoir immédiatement sur l’intuition la vérité de ces jugements, tirer les assises mêmes de la science de la variété infinie des choses, voilà l’œuvre du jugement proprement dit (la faculté de jugement : Urtheilskraft) qui consiste dans le pouvoir de transporter dans la conscience abstraite ce qui a été une fois exactement connu, et qui est par conséquent l’intermédiaire entre l’entendement et la raison pure. C’est seulement lorsque la puissance de cette faculté est tout à fait remarquable et dépasse vraiment la mesure ordinaire, qu’elle peut faire progresser la science ; mais déduire des conséquences, prouver et conclure, cela est donné atout individu dont la raison est saine. En revanche, abstraire et fixer, pour la réflexion, la connaissance intuitive en concepts déterminés, de façon à grouper sous un même concept les caractères communs d’une foule d’objets réels, et sous autant de concepts tout ce qu’ils ont d’éléments différents ; procéder, en un mot, de telle sorte que l’on connaisse et que l’on pense comme différent tout ce qui est différent, en dépit d’une convenance partielle, et comme identique tout ce qui est identique, en dépit d’une différence également partielle, le tout conformément au but et au point de vue qui dominent dans chaque opération : voilà l’œuvre du jugement. Le manque de cette faculté produit la niaiserie. Le niais méconnaît tantôt la différence partielle ou relative de ce qui est identique à un certain point de vue, ou tantôt l’identité de ce qui est relativement ou partiellement différent. On peut d’ailleurs, après cette théorie du jugement, employer la division de Kant en jugements réfléchissants et jugements subsumants, suivant que la faculté de juger va de l’objet de l’intuition au concept ou du concept à l’intuition : dans les deux cas, elle est toujours intermédiaire entre la connaissance de l’entendement et celle de la raison.

Il n’y a aucune vérité qui puisse sortir entièrement d’un syllogisme ; la nécessité de la fonder sur des syllogismes est toujours relative, et même subjective. Comme toutes les preuves sont des syllogismes, le premier soin pour une vérité nouvelle n’est pas de chercher une preuve, mais l’évidence immédiate, et ce n’est qu’à défaut de celle-ci qu’on procède provisoirement à la démonstration. Aucune science ne peut être absolument déductive, pas plus qu’on ne peut bâtir en l’air ; toutes ses preuves doivent nous ramener à une intuition, laquelle n’est plus démontrable. Car le monde tout entier de la réflexion repose sur le monde de l’intuition et y a ses racines. L’extrême évidence, l’évidence originelle est une intuition, comme son nom même l’indique : ou bien elle est empirique, ou bien elle repose sur l’intuition a priori des conditions de la possibilité de l’expérience. Dans les deux cas, elle n’apporte qu’une connaissance immanente et non transcendante. Tout concept n’existe et n’a de valeur qu’autant qu’il est en relation, aussi lointaine qu’on voudra, avec une représentation intuitive : ce qui est vrai des concepts est vrai des jugements qu’ils ont servi à former, et aussi de toutes les sciences. Aussi doit-il y avoir un moyen quelconque de connaître, sans démonstrations ni syllogismes, mais immédiatement, toute vérité trouvée par voie syllogistique et communiquée par démonstrations. Sans doute, cela sera difficile pour bien des propositions mathématiques très compliquées et auxquelles nous n’arrivons que par une série de conclusions, comme, par exemple, le calcul des cordes et des tangentes d’arc, que l’on déduit du théorème de Pythagore ; mais même une vérité de ce genre ne peut se fonder uniquement et essentiellement sur des principes abstraits, et les rapports de dimension dans l’espace sur lesquels elle repose doivent pouvoir être mis en évidence pour l’intuition pure a priori, de telle façon que leur énonciation abstraite se trouve immédiatement certifiée. Tout à l’heure, nous traiterons en détail des démonstrations mathématiques.

On parle souvent, et avec beaucoup de fracas, de certaines sciences qui reposeraient entièrement sur des conclusions rigoureusement tirées de prémisses absolument certaines, et qui pour ce motif seraient d’une solidité inébranlable. Mais on n’arrivera jamais, avec un enchaînement purement logique de syllogismes, – si certaines que soient les prémisses, qu’à éclaircir et à exposer la matière qui repose déjà toute prête dans les prémisses ; on ne fera que traduire explicitement ce qui s’y trouvait déjà compris implicitement. Quand on parle de ces fameuses sciences, on a en vue les mathématiques, et particulièrement l’astronomie. La certitude de cette dernière provient de ce qu’elle a à sa racine une intuition a priori, et par conséquent infaillible de l’espace, et de ce que les rapports dans l’espace dérivent les uns des autres avec une nécessité (principe d’être) qui donne la certitude a priori et peuvent se déduire en toute sûreté. À ces déterminations mathématiques vient se joindre seulement une unique force physique, la gravité, agissant dans le rapport exact des masses et du carré de la distance, et enfin la loi d’inertie, certaine a priori, puisqu’elle découle du principe de causalité, ainsi que la donnée empirique du mouvement imprimé une fois pour toutes à chacune de ces masses.

Voilà tout l’appareil de l’astronomie, qui, par sa simplicité comme par sa sûreté, conduit à des résultats certains et, par la grandeur de l’importance de son sujet, offre le plus haut intérêt. Par exemple, connaissant la masse d’une planète et la distance qui la sépare de son satellite, je puis en conclure avec certitude le temps que met ce dernier à accomplir sa révolution, d’après la deuxième loi de Kepler ; le principe de cette loi est qu’à telle distance, telle vélocité est seule capable de maintenir le satellite attaché à sa planète, et de l’empêcher aussi de tomber sur elle. – Ainsi, ce n’est qu’à l’aide d’une pareille base géométrique, c’est-à-dire en vertu d’une intuition a priori, et encore à l’aide d’une loi physique, que l’on peut aller loin avec des raisonnements, parce qu’ici ils ne sont pour ainsi dire que des ponts pour passer d’une intuition à une autre ; mais il n’en est pas de même pour de pures et simples conclusions, déduites par une voie exclusivement logique. – Cependant l’origine propre des premières vérités fondamentales de l’astronomie est l’induction, c’est-à-dire cette opération par laquelle on rassemble dans un jugement exact et directement motivé les données comprises dans beaucoup d’intuitions : sur ce jugement on fonde alors des hypothèses, lesquelles, confirmées par l’expérience (ce qui est une induction presque parfaite), viennent prouver l’exactitude du premier jugement. Par exemple, le mouvement apparent des planètes est connu empiriquement : après plusieurs hypothèses fausses sur les relations de ce mouvement dans l’espace (orbite planétaire), on trouva enfin l’hypothèse vraie, puis les lois qui la dirigent (lois de Kepler), et plus tard on découvrit aussi la cause de ces lois (gravitation universelle) ; et c’est l’accord expérimentalement reconnu de tous les cas nouveaux qui se présentaient, avec ces hypothèses et avec toutes leurs conséquences, autrement dit l’induction, qui leur a assuré une certitude complète.