La découverte de l’hypothèse était « affaire du jugement », qui a justement saisi et convenablement formulé le fait donné ; mais c’est l’induction, c’est-à-dire une intuition multiple, qui en a confirmé la vérité. L’hypothèse pourrait même être vérifiée directement, par une seule intuition empirique, si nous pouvions parcourir librement les espaces, et si nos yeux étaient des télescopes. Par conséquent, ici même, les raisonnements ne forment pas la source unique ni essentielle de la connaissance ; ils ne sont qu’un instrument.

Enfin, pour donner un troisième exemple, dans un autre genre, nous ferons observer que les prétendues vérités métaphysiques, de la nature de celles que Kant établit dans ses Éléments métaphysiques de la science de la nature, ne doivent pas non plus leur évidence à des preuves. Ce qui est certain a priori, nous le connaissons directement, et nous en avons la conscience nécessaire, comme étant la forme de toute connaissance. Par exemple, ce principe que la matière est permanente, c’est-à-dire qu’elle ne peut ni se créer, ni se détruire, nous le connaissons directement à titre de vérité négative : en effet, notre intuition pure du temps et de l’espace nous fait connaître la possibilité du mouvement ; l’entendement nous fait connaître, par la loi de causalité, la possibilité du changement de la forme et de la qualité : mais nous manquons absolument de formes pour nous représenter une création ou une destruction de la matière. Aussi la vérité citée ci-dessus a-t-elle été évidente toujours, partout et à chacun, et n’a jamais sérieusement été mise en doute ; ce qui ne pourrait être, si elle n’avait pas d’autre principe de connaissance que la démonstration si laborieuse et si chancelante de Kant. Mais, à part cela, je trouve encore cette démonstration fausse (j’expose cela plus au long dans le Supplément), et j’ai montré plus haut que la permanence de la matière dérive non de la participation du temps, mais de celle de l’espace, à la possibilité de l’expérience. La vérification réelle de ces vérités, dites métaphysiques sous ce rapport, c’est-à-dire de ces expressions abstraites des formes nécessaires et générales de la connaissance, ne peut pas se trouver à son tour dans des principes abstraits, mais dans la connaissance directe des formes de la représentation, – connaissance qui s’énonce a priori par des affirmations apodictiques et à l’abri de toute réfutation. Si, malgré tout, on tient à en faire la preuve, on devra nécessairement démontrer que la vérité en question est contenue en partie ou sous-entendue dans une autre vérité non contestée : c’est ainsi que j’ai montré, par exemple, que toute intuition expérimentale contient déjà l’application de la loi de causalité, dont la connaissance est, par conséquent, la condition de toute expérience, et ne peut être donnée et conditionnée par cette dernière, ainsi que le prétendait Hume. – En général, les preuves sont destinées moins à ceux qui étudient qu’à ceux qui veulent disputer. Ces derniers nient obstinément toute proposition directement établie ; mais la vérité seule peut s’accorder constamment avec tous les faits ; on doit donc leur faire voir qu’ils accordent sous une forme et médiatement ce que, sous une autre forme, ils nient directement, c’est-à-dire qu’il faut leur montrer le rapport logiquement nécessaire qui existe entre ce qu’ils nient et ce qu’ils admettent.

En outre, il résulte de la forme scientifique, c’est-à-dire de la subordination du particulier au général, en suivant une marche ascendante, que la vérité de bien des propositions est seulement logique, j’entends fondée sur leur dépendance à l’égard d’autres propositions, en un mot sur le seul raisonnement, – qui leur sert en même temps de preuve. Mais on ne doit jamais oublier que tout cet appareil n’est qu’un moyen pour faciliter la connaissance, et non pour arriver à une plus grande certitude. Il est plus facile de reconnaître la nature d’un animal par l’espèce, – ou, en remontant plus haut, par le genre, la famille, l’ordre, la classe à laquelle il appartient, – que d’instituer chaque fois une nouvelle expérience pour l’animal en question. Toutefois la vérité de toute proposition déduite par voie syllogistique n’est jamais qu’une vérité conditionnelle et qui, en dernière analyse, ne repose pas sur une suite de raisonnements, mais sur une intuition. Si cette intuition était aussi facile qu’une déduction syllogistique, on devrait la préférer au raisonnement. Car toute déduction de concepts est sujette à bien des erreurs : les sphères, comme nous l’avons montré, rentrent les unes dans les autres par une infinité de moyens, et la détermination de leur contenu est souvent incertaine : on trouverait des exemples de ces erreurs dans les preuves de bien des sciences fausses et dans les sophismes de toute espèce. – Sans doute, le syllogisme, dans sa forme, est d’une certitude absolue ; mais il n’en est pas de même pour ce qui en constitue la matière, j’entends le concept ; car les sphères de concepts ou bien ne sont pas assez exactement déterminées, ou bien rentrent de tant de façons les unes dans les autres, qu’une sphère est contenue en partie dans beaucoup d’autres, et qu’on peut ainsi passer de cette sphère à mainte autre, et ainsi de suite, suivant le bon plaisir du raisonneur, – ainsi que nous l’avons déjà montré. En d’autres termes : le terminus minor de même que le medius peuvent toujours être subordonnés à différents concepts, parmi lesquels on choisit à volonté le terminus major et le medius ; et il en résulte que la conclusion est différente, suivant le concept choisi. – Il résulte de tout ceci que l’évidence immédiate est toujours préférable à la vérité démontrée, et qu’on ne doit se décider pour celle-ci que lorsqu’il faudrait aller chercher celle-là trop loin. On doit, au contraire, l’abandonner lorsque l’évidence est tout près de nous, ou seulement plus à notre portée que la démonstration. C’est pourquoi nous avons vu qu’en logique, où, pour chaque cas particulier ? la connaissance immédiate est plus à notre portée, que la déduction scientifique, nous ne dirigeons jamais notre pensée que d’après la connaissance immédiate des lois de la raison, et que nous ne nous servons pas de la logique(25).

15.
[ABUS DE LA DÉMONSTRATION DANS LA GÉOMÉTRIE EUCLIDIENNE. DE LA CAUSE DE LERREUR. LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE, FONCTION SUPRÊME DE LA RAISON.]

Si maintenant, – avec la conviction que l’intuition est la source première de toute évidence, que la vérité absolue consiste uniquement dans un rapport direct ou indirect avec elle, qu’enfin le chemin le plus court est toujours le plus sûr, attendu que la médiation des concepts est exposée à bien des erreurs, – si, avec cette conviction, nous nous tournons vers les mathématiques, telles qu’elles ont été constituées par Euclide, et telles qu’elles sont restées de nos jours, nous ne pouvons nous empêcher de trouver leur méthode étrange, je dirai même absurde. Nous exigeons que toute démonstration logique se ramène à une démonstration intuitive ; les mathématiques, au contraire, se donnent une peine infinie pour détruire l’évidence intuitive, qui leur est propre, et qui d’ailleurs est plus à leur portée, pour lui substituer une évidence logique. C’est absolument, ou plutôt ce devrait être, à nos yeux, comme si quelqu’un se coupait les deux jambes pour marcher avec des béquilles, ou comme si le prince, dans « le Triomphe de la sensibilité », tournait le dos à la vraie nature pour s’extasier devant un décor de théâtre, qui n’en est qu’une imitation.

Je dois rappeler ce que j’ai dit ici, dans mon sixième chapitre, lorsque j’ai traité du principe de raison, afin de rafraîchir la mémoire du lecteur, et de lui rendre mes conclusions en quelque sorte présentes. De cette façon j’y rattacherai les remarques qui vont suivre, sans avoir à distinguer de nouveau le simple principe de connaissance d’une vérité mathématique, qui peut être donné logiquement, du principe d’être, qui est le rapport immédiat, le seul que nous connaissions intuitivement, des parties de l’espace et du temps, dont l’aperception donne seule une satisfaction complète et une connaissance solide, – tandis que le simple principe de connaissance reste toujours à la surface, et peut bien, à la vérité, nous apprendre le « comment », mais jamais le « pourquoi ». – Euclide a choisi la seconde voie, au grand détriment de la science. Dès le commencement, par exemple, quand il aurait dû montrer comment, dans le triangle, les angles et les côtés se déterminent réciproquement et sont cause et effet les uns des autres, selon la forme que revêt le principe de raison dans l’espace pur, forme qui là, comme partout, crée la nécessité qu’une chose soit telle qu’elle est ; au lieu de nous donner ainsi une aperception complète de la nature du triangle, il établit quelques propositions détachées, choisies arbitrairement, et en donne un principe de connaissance logique, par une démonstration fatigante, basée logiquement sur le principe de contradiction. Au lieu d’une connaissance qui embrasse et épuise tous ces rapports d’espace, nous n’obtenons, que quelques-uns des résultats de ces rapports choisis à volonté, et nous nous trouvons dans le cas d’une personne à qui l’on montre les différents effets d’une machine, sans lui permettre de voir le mécanisme intérieur et les ressorts. Nous sommes certainement forcés de reconnaître, en vertu du principe de contradiction, que ce qu’Euclide démontre est bien tel qu’il le démontre ; mais nous n’apprenons pas pourquoi il en est ainsi.